L’attaque antisyndicale récurrente à laquelle les syndicalistes des institutions européennes ont à faire face, et qui affecte directement l’organisation-même des syndicats, est la "Règle des 6 ans"
Depuis 50 ans, l’Union Syndicale se bat pour donner des droits aux personnels des institutions européennes et internationales : soit pas la négociation de protocoles d’accord, d’accords-cadres ou directement par l’intégration de dispositions dans le Statut de la FPE, l’instar du droit de grève et d’association.
Comme évoqué dans le numéro 91 d’Agora consacré aux 50ème anniversaire de l’Union Syndicale Fédérale, c’est au début des années 70 que l’Union Syndicale, aux côtés de la FFPE, fait intégrer la reconnaissance du fait syndical dans le Statut des fonctionnaires et agents. Et pour autant, l’Union Syndicale et ses représentants n’auront de cesse que de devoir gérer l’ingérence des administrations, à tel point que cela en est devenu, à côté de la défense du personnel, l’autre combat des syndicalistes pour la démocratie au travail.
En mai 2015, lors du 14ème Congrès Fédéral qui s’en tenu à Dubrovnik en Croatie, l’Union Syndicale Fédérale (USF) fait adopter par les membres du Congrès une résolution relative à l’accès à la justice pour le personnel des organisations européennes et internationales. Le Congrès constate qu’un recueil de droits fondamentaux et sociaux commun applicable au sein de la plupart des organisations internationales fait toujours défaut et que, par conséquent, les membres du personnel sont privés d’une protection systématique par les droits fondamentaux tels qu’ils sont respectivement gravés dans le marbre de la Convention européenne des droits de l’Homme, la Charte des droits fondamentaux de l’UE, les conventions de l’OIT, le droit du travail et social basé sur les articles 151 à 155 du Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE).
La résolution est adoptée sans débat à l’unanimité. Elle s’inscrit dans un contexte où les Organisations-Membres (OM) de l’USF ont face à elles des administrations qui malmènent les syndicalistes et les représentants du personnel : en les attaquant en justice directement, voire personnellement ; en les licenciant ; en tentant de modifier les accords-cadres ou les protocoles codifiés sans concertation préalable.
Les considérants de la résolution ne rentrent pas dans le détail des éléments bafoués ou simplement ignorés par les administrations. Toutefois, il est fait clairement référence à la Charte fondamentale des Droits de l’Homme et aux conventions de l’OIT que la plupart des États dans le monde ont ratifié. Notamment la Convention 87[i] sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical entrée en vigueur dès 1950, et ratifiée depuis par 158 pays, dont l’intégralité des pays constituant l’Union Européenne.
L’attaque antisyndicale récurrente à laquelle les syndicalistes des institutions européennes ont à faire face, et qui affecte directement l’organisation-même des syndicats, est la « Règle des 6 ans[ii] » qui veut limiter la durée du détachement[iii] d’un agent des institutions de l’UE syndical à 6 années consécutives. En 2015, c’est le Secrétariat Général du Conseil (SGC) qui tente de réviser l’accord-cadre et d’y insérer cette limitation. L’employeur n’arriva pas à ses fins, notamment parce que la mise en œuvre de cette clause ne touchait qu’une seule personne : le délégué de l’Union Syndicale au Conseil, et la disposition a pu être considérée comme une attaque personnelle discriminatoire envers un syndicaliste. Quelques années plus tard (mai 2021) c’est la Commission européenne qui décide, unilatéralement et sans concertation, de remettre en vigueur cette règle qui était suspendue depuis 2011[iv]. Malgré les protestations du président du Comité central du Personnel de l’époque (R&D)[v], la Commission parvient à ses fins car le paysage syndical y est très différent : les syndicats y sont très nombreux (pas moins de 13 à l’époque) et les syndicalistes détachés depuis plus de 6 ans le sont également. Ainsi, en quelques mois de mise en œuvre, l’Union Syndicale perdra le temps syndical d’experts élus par le personnel (CLP et CCP), mais aussi d’experts dirigeant l’organisation syndicale (président de la Fédération USF, responsable de la communication de l’USB, etc…). Cette règlementation, clairement de l’ingérence anti syndicale va à l’encontre des conventions 87 et 98 de l’OIT sur le droit d’organisation des travailleurs, mais également de la charte des droits fondamentaux et de la jurisprudence que l’Union Syndicale s’est attachée à construire avec le conseil d’avocats très réputés en la matière, en ce compris Me Levi, Me Louis, Me de Montigny.
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[i] https://normlex.ilo.org/dyn/normlex/fr/f?p=NORMLEXPUB:12100:0::NO::P12100_ILO_CODE:C087 page consultée le 23/5/2024
[ii] Ou « Règle des 10 ans » selon les institutions. À noter que la mise en application de cette règle a longtemps été suspendue à la Commission européenne.
[iii] Par commodité nous utilisons ici le vocable « détachement », mais cette disposition est également appelée « mise à disposition », « dispense d’activités de service » ou encore « exemption de service ». Il s’agit d’une quotité de temps de travail, concédée par l’employeur, que l’agent utilise à l’exercice d’un mandat ou d’une activité syndicale.
[iv] Note du 19 mai 2021 de la directive de la DG Ressources humaines et sécurité adressée à l’attention du président du Comité central du personnel et présidents des syndicats représentatifs du personnel : With this note I would like to inform you that the extension of the suspension to the duration of limit of six years of the statutory exemptions laid down in Article 4, paragraph 5 and subparagraph 5.1 of Commission Decision C(2011) 3588 of 27.05.2011 on the human and financial resources allocated to the Staff Committee of the European commission, has not been further extended. Hence, the limit came into in force on 16.05.2021.
[v] Note du président du CCP au Commissaire, (consultée aux archives de l’US)
Un monde du travail basé sur les conventions de l’OIT
Le Comté de la Liberté Syndicale (CLS) de l’OIT a souligné que le droit des organisations d’élire leurs propres représentants librement et sans ingérence des pouvoirs publics est une condition indispensable pour qu’elles soient en mesure de promouvoir efficacement les intérêts des travailleurs.
Le CLS a identifié les principales ingérences dans les affaires des syndicats, à savoir, l’ingérence dans les élections des représentants des organisations syndicales et professionnelles, l’ingérence dans leur procédure d’enregistrement et de dissolution et l’ingérence dans les activités de financement et de fonctionnement…
L’article 3 de la Convention 87 de l’OIT établit le droit des syndicats d’élaborer les statuts et règlements administratifs, d’élire librement leur représentant, d’organiser leur gestion et leurs activités et de formuler leurs programmes d’action. Le paragraphe 2 interdit aux autorités publiques toute intervention de nature à limiter ce droit ou entraver l’exercice légal[i].
Dans son jugement n°106 du 4 mai 2012[ii], le Tribunal Administratif de l’Organisation internationale du travail, (TA-OIT) a rappelé que le principe de la liberté syndicale (…) exclut toute ingérence d’une organisation internationale dans les affaires de son syndicat ou des organes de ce dernier. (NDR : sur le principe de liberté syndicale voir aussi le jugement 2100, au considérant 15). Le tribunal a rappelé que les syndicats doivent pouvoir librement conduire leurs propres affaires et régir leurs propres activités ainsi que la conduite de leurs membres dans le cadre de ces affaires et activités, et qu’il n’y saurait y avoir de véritables libertés syndicales si des déclarations aux prises de décision d’une OSP peuvent mener à des menaces disciplinaires.
Dans son jugement n°911 du 30 juin 1998[iii]. Le TA-OIT a rappelé que l’octroi de facilités à une organisation syndicale n’est pas un privilège qui peut être retiré au gré de l’institution. Lorsque celle-ci fournit des facilités : « non pas par pure courtoisie, mais parce qu’il est dans son intérêt, bien compris que les fonctions dont (le syndicat) s’acquitte soient remplies pleinement de manière compétente. Le tribunal a constaté que c’est l’intérêt de l’institution qui doit présider à l’octroi des facilités qui ne peuvent être retirées que si l’intérêt de l’institution en exige leur retrait.
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[i] https://www.ilo.org/fr/media/322551/download cf. paragraphe 855, 859 et 466).
[ii] https://webapps.ilo.org/dyn/triblex/triblexmain.detail?p_judgment_no=3106
[iii] https://webapps.ilo.org/dyn/triblex/triblexmain.detail?p_judgment_no=911
La Charte des droits fondamentaux de l’UE
Les articles 20 et 21 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne[i] exigent que des situations comparables ne soient pas traitées de manière différentes ou que des situations différentes ne soient traitées de manière égale, à moins qu’un tel traitement ne soit objectivement Justifié. D’autre part, l’article 52 de la Charte précise que toute limitation de l’exercice des droits et libertés reconnues doit être prévue par la loi et se doit de respecter le contenu essentiel desdits droits et libertés.
Des limitations ne peuvent être apportées que si elles le sont dans le respect du principe de proportionnalité et si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’UE ou au besoin des protections des droits et libertés d’autrui.
Les articles 27 et 28 de la Charte établissent les droits à l’information et à la consultation des travailleurs au sein de l’entreprise et le droit de négociation et d’actions collectives. Dans son arrêt du 17 décembre 2015, dans l’affaire Seigneur / BCE (FP-95/14)[ii] le Tribunal de la Fonction Publique (TFP) a rappelé (point 59) que le « choix de pouvoir prétendre de dispense de temps de travail aux fins d’exercer un mandat de représentation du personnel est un droit fondamental qui découle des articles 27 et 28 de la Charte ». Il a rappelé au point 61 que « l’exercice de ce droit fondamental ne serait en conséquence être restreint par une réglementation qui place les représentants du personnel dans une situation défavorable et discriminatoire par rapport aux autres membres du personnel, alors que ces limitations ne sont ni nécessaires, ni ne répondent à un objectif d’intérêt général ou besoin de protection de droit et de liberté d’autrui. »
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[i] https://www.europarl.europa.eu/charter/pdf/text_fr.pdf
[ii] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/?uri=CELEX:62014FJ0095
Le Statut de la FPE : pour sortir des zones grises ?
L’article 24 ter du Statut[i] reconnaît aux fonctionnaires le droit d’association, notamment d’être membre d’une organisation syndicale et professionnelle de fonctionnaires et autres agents européens. L’article 1er, dernier alinéa de l’Annexe 2 du Statut prévoit que les fonctions assumées par les membres du Comité du personnel et par les fonctionnaires siégeant par délégation du Comité dans un organe statutaire ou créé par l’institution sont considérées comme parties de service qu’ils sont tenus d’assurer dans leur institution. Cette disposition est applicable par analogie aux fonctions exercées en vertu d’un mandat syndical, plus précisément des détachés ou mis à disposition d’un syndicat.
En application de l’article 3 de la Convention 87 de l’OIT, de la jurisprudence du Comité de la Liberté Syndicale de l’OIT et de la Charte des droits fondamentaux, une institution de l’Union européenne ne peut s’ingérer dans le fonctionnement d’une organisation syndicale qu’elle a reconnue et, notamment, dans son mode de fonctionnement et de désignation de ses représentants et, donc, de ses détachés ou mis à disposition.
Une institution peut légalement demander aux organisations syndicales d’assurer une représentativité aussi large que possible du personnel. Par contre, elle violerait le droit fondamental de la liberté d’organisation des organisations syndicales en imposant des règles limitant la durée du détachement qui ne serait pas nécessaire et ne répondrait pas effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union européenne.
La limitation dans la durée des détachements ne semble ni nécessaire, ni répondre à un objectif d’intérêt général reconnu par l’UE. Tout au contraire, elle viole le droit fondamental d’exercice d’un mandat de représentation du personnel découlant des articles 27 et 28 de la Charte. En outre, cette limitation est manifestement illégale en ce qu’elle exclut des concertations et négociations les membres des organisations syndicales les plus expérimentés et les plus compétents et viole ainsi le principe de traitement et de non-discrimination.
Il appartient aux institutions de ne rien faire qui puisse entraver l’exercice de la liberté syndicale
Enfin, dans son arrêt du 18/01/1990, (Maurissen & Union Syndicale / Cour des comptes, C-193/87[ii]), la Cour de justice s’est expressément référée aux principes généraux du droit du travail pour constater que les organisations syndicales doivent pouvoir jouer le rôle qui leur appartient en représentant le personnel sur toutes les matières intéressant le personnel. Elle en a conclu (point 12) qu’« il appartient aux institutions (…) de ne rien faire qui puisse entraver l’exercice de la liberté syndicale reconnue par les dispositions précitées de l’article 24 bis. ».
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[i] https://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=CONSLEG:1962R0031:20140101:FR:PDF
[ii] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/?uri=CELEX:61987CJ0193(01)
Conventions de l’Organisation Internationale du Travail (OIT)
protégeant les droits des syndicalistes
Ces conventions constituent un cadre international pour la protection des droits des syndicalistes. Cependant, leur mise en œuvre dépend de la ratification et de l’application par les États membres de l’OIT.
- Convention (n° 87) sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, 1948 : Cette convention garantit le droit des travailleurs et des employeurs à établir et à rejoindre des organisations de leur choix sans autorisation préalable, et établit une série de garanties pour le libre fonctionnement de ces organisations sans ingérence des autorités publiques.
- Convention (n° 98) sur le droit d’organisation et de négociation collective, 1949 : Elle protège les travailleurs contre les actes d’antisyndicalisme, garantit le droit de négociation collective et interdit les discriminations en matière d’emploi.
- Convention 190 : Adoptée lors de la Conférence internationale du Travail de 2019, cette convention vise à éliminer la violence et le harcèlement dans le monde du travail, y compris le harcèlement antisyndical.
Emmanuel Wietzel
A PROPOS DE L’AUTEUR
Enseignant, formateur syndical à la Confédération Générale du Travail et Euro.formateur du réseau ToT de l’European Trade Union Institute (ETUI), ancien responsable du secteur Asie-Pacifique du collectif international de l’UGICT-CGT, grand supporter du service public et du dialogue social, passionné par la construction européenne et l’histoire du mouvement syndical international. Directeur administratif de l’Union Syndicale depuis 2017.