Sous la constellation de la précarité

Sous la constellation de la précarité

Agora #87
21-23

La précarité de l’emploi peut se caractériser par une durée limitée ou incertaine du contrat ou par le faible niveau de la rémunération ou encore par un cumul des deux.

Le cas de la Cour de justice

La précarité de l’emploi peut se caractériser par une durée limitée ou incertaine du contrat ou par le faible niveau de la rémunération ou encore par un cumul des deux. Deux types de contrats prévus dans le Régime applicable aux autres agents (« RAA ») intéressent la Cour de justice : les agents temporaires (« AT ») et les agents contractuels (« AC »). Le paysage de la précarité a été profondément modifié sous la réforme du statut de 2004, dont une des grandes nouveautés a été la création des AC. Quelques modifications y ont été encore apportées en 2014.

Rémunération : Si les AT sont classés sous la même grille que les fonctionnaires, les AC, eux, relèvent d’une grille distincte, beaucoup moins avantageuse. Pécuniairement, ils sont moins bien lotis, alors qu’au moins une partie d’entre eux exerce les mêmes fonctions que les fonctionnaires. Chacun de ces deux types de contrats se décompose, à son tour, en d’autres sous-groupes qui présentent des différences essentielles.

Les agents temporaires

Trois des six cas énumérés à l’article 2 du RAA sont applicables à la Cour de justice.
  • 2 a): puisqu’ il s’agit de pourvoir un emploi décrit dans le tableau des effectifs comme ‘emploi temporaire’, l’octroi d’un contrat à durée indéterminée (« CDI ») est possible. Il s’agit d’un nombre limité d’emplois discrètement accordés à des profils spécifiques, difficiles à trouver via des concours généraux EPSO.
  • 2 b): il s’agit d’occuper, à titre temporaire, des ‘emplois permanents’. Puisque ces emplois budgétaires sont destinés au recrutement de fonctionnaires, un AT ne peut pas y être placé avec un CDI. La durée de son engagement ne peut pas dépasser 6 ans.
  • 2 c): il s’agit ici de pourvoir des emplois temporaires des cabinets des membres de la Cour et du Tribunal (juges, avocats généraux, greffiers). Le RAA nous dit que l’engagement « ne peut être que de durée indéterminée ». Mais …

Le personnel des cabinets

L’ensemble des emplois dans les cabinets (référendaires, lecteurs d’arrêts, assistants) sont budgétairement des emplois temporaires. Ces derniers peuvent être occupés par des fonctionnaires détachés auprès du membre dans l’intérêt du service. Autrement, ils le sont par des agents temporaires 2 c), avec un contrat « conclu à durée indéterminée, mais limitée au maximum à la durée du mandat » du membre[1].

Même s’il arrive souvent que l’agent puisse poursuivre sa carrière auprès du même ou d’un autre juge, cela n’est nullement garanti.

Les juges et les avocats généraux de la Cour et du Tribunal « choisissent librement le personnel de leur cabinet sur la base d’une relation de confiance mutuelle instaurée entre le membre et le candidat retenu »[2].

À la différence de la carrière des fonctionnaires dans les services, la progression du personnel des cabinets est automatique et prédéterminée par des instruments qui n’ont pas été publiés. On croirait donc qu’il n’y aurait plus de place à la concurrence entre collègues. Malheureusement, cela n’est pas toujours vrai, et des incompatibilités d’humeur risquent de se solder par l’éjection de quelqu’un qui aurait perdu la confiance de son juge, sans autre forme de procès.

[1] À noter aussi le déséquilibre géographique plus marqué dans les cabinets, dû au fait que la langue de travail est le français.

[2] Lire d’Lëtzebuerger Land du 08.10.2021, Dominique Seytre, Adopte un référendaire.

Les agents contractuels

Les AC, créés avec la grande réforme de 2004 dans le but de faire des économies budgétaires, sont de deux types, dont chacun a été conçu à des fins bien distinctes :
  • Les uns (article 3 bis du RAA) sont normalement chargés de tâches de nature permanente, qui ne sont plus réservées à des fonctionnaires (non-core tasks). À la Cour de justice, ceux-ci appartiennent exclusivement au groupe de fonctions (GF) I (‘tâches manuelles ou d’appui administratif’).
  • Les autres (article 3 ter du RAA), appelés ‘agents contractuels auxiliaires, «ACA »), remplacent en fait des fonctionnaires « momentanément dans l’incapacité d’exercer leurs fonctions », pour une durée limitée à 6 ans maximum. Ayant succédé aux agents auxiliaires du statut d’avant 2004, ils servent à assurer la continuité du service. Ils appartiennent à tous les GF, hormis le GF I.

Les AC 3bis

Les ‘3 bis’ peuvent compter sur une certaine stabilité d’emploi (accès à un CDI) et sur une modeste évolution de carrière portant sur 3 grades et épuisée, en principe, au bout de 21 ans. Au Luxembourg, leur rémunération se situe souvent en dessous du salaire social minimum (SSM) luxembourgeois. À noter qu’EPSU-CJ a négocié une méthode de versement d’un complément de rémunération par rapport au niveau du SSM en vigueur dans le pays hôte.

Les chauffeurs au service des membres de la Cour et du Tribunal se heurtent au même inconvénient que tout le personnel des cabinets : leur CDI est limité au maximum à la durée du mandat du membre. Et cela s’applique même aux chauffeurs du Tribunal malgré le fait que ceux-ci ne sont pas personnellement liés à un membre, mais sont regroupés dans un pool rattaché au président (v. lettre d’EPSU-CJ).

Les ACA

Les ACA sont employés, souvent en alternance avec les contrats AT, pour couvrir des besoins permanents du service. La raison d’être de cette forme d’emploi a été mise en échec, face à la réduction des effectifs de 5%, suivie d’une période de stagnation des effectifs, et combinée à une explosion de la charge de travail. Les emplois précaires se multiplient, alors que les besoins permanents demandent des emplois permanents. Les agents doivent parfois attendre jusqu’à l’échéance de leur contrat pour savoir s’il sera prorogé ou non.

Un cas d’emploi particulièrement précaire est celui des guides d’accueil, engagés au GF II à 50% ou à 60% du temps du travail, pour une durée ne pouvant pas dépasser 6 ans, pour couvrir des besoins pourtant permanents de l’institution.

L’impossibilité d’octroyer un CDI aux ACA a son explication : s’il était permis de conclure des CDI pour toutes les fonctions, les emplois de fonctionnaires seraient voués à céder le pas à des contrats ACA, beaucoup moins chers. Un tel risque n’existe pas pour le GF I, qui ne trouve pas son pendant dans le statut des fonctionnaires (l’ancienne catégorie D ayant été abandonnée avec la réforme 2004).

L’importance que les travailleurs accordent à la stabilité de l’emploi est telle qu’ils sont prêts à prendre un contrat GF I même s’ils se trouvent ainsi sous-classés par rapport aux tâches qu’ils exercent et qui relèvent du GF II, dont la durée d’engagement se limite à 6 ans. Le seul remède à cette anomalie serait de créer des emplois permanents pour des besoins permanents. Or, cela se heurte à la stagnation des emplois inspirée d’une politique d’austérité budgétaire.

Enfin, la réforme de 2014 a ouvert une étroite fenêtre à l’admission des ACA aux concours internes.

Un monde parallèle

Enfin, il faudrait rappeler que, dès le début des négociations sur la réforme qui a abouti en 2004, la catégorie D de fonctionnaires était déjà déclarée morte. Le vrai dilemme qui restait à résoudre était de choisir entre un contrat de droit public, communautaire, et l’externalisation de pans entiers d’activités convoitées par des intérêts privés (p. ex., courrier et transports). Nous avons pris parti pour le premier. D’autres, dissimulant leur esprit élitiste sous un habit radical « contre la réforme », auraient préféré la privatisation, qui ne nécessiterait aucune réforme du statut. Nous faisons encore les frais de cette mentalité.

Il n’en reste pas moins qu’un grand nombre de salariés externes, de droit luxembourgeois, que nous croisons tous les jours, est nécessaire au fonctionnement de l’institution (gardiennage, sécurité, restauration, nettoyage, entretien, helpdesk informatique et autres). Une réalité sociale, parfois plus vulnérable, parfois plus stable, mais sans voix au chapitre, si par ‘chapitre’ il faut comprendre le lieu de travail.

Partageons l’expérience, construisons la solidarité

La défense des travailleurs précaires dépend aussi de la solidarité de ceux qui ont un emploi statutaire ou garanti. Et, comme la devise de notre syndicat le suggère, la solidarité, pour ne pas partir en fumée, passe par des structures syndicales, que nous vous invitons à rejoindre.

Vassilis Sklias

A PROPOS DE L’AUTEUR

Secrétaire-Général d’EPSU-CJ

Jimmy Stryhn-Meyer

A PROPOS DE L’AUTEUR

Président d’EPSU-CJ