Contrats précaires à la Banque centrale européenne

Contrats précaires à la Banque centrale européenne

Agora #87
17-20

Il faut faire très attention à ce qu’une éventuelle amélioration ne se transforme pas en une nouvelle détérioration certaine.

L’euro est appelé à durer et pourtant la Banque centrale européenne (BCE), comme beaucoup d’autres organisations internationales, recourt intensément à l’utilisation de contrats temporaires (et à la chaîne). C’est tout un paradoxe pour une institution dont le rôle principal est de favoriser la stabilité.

Contrats temporaires à la BCE

Preuve qu’il n’y a pas de quoi être fier de la situation, la BCE ne communique plus au public les chiffres relatifs à la proportion de contrats temporaires dans ses effectifs. Selon les sources de l’IPSO, la part des contrats permanents dans l’effectif « officiel » total (c’est-à-dire sans tenir compte des fonctions permanentes confiées à des tiers, comme le service d’assistance, les agents de sécurité, les traiteurs, etc.) s’élève à environ 55%. L’ajout des travailleurs externalisés ramènerait ce chiffre à environ 40 %. Les stagiaires représentent 10 % des effectifs de la BCE. Le profil d’âge est également intéressant, car ce n’est que vers 45 ans que la part des contrats à durée indéterminée dans les effectifs atteint au moins 75 % du total.

Historique et raisons sous-jacentes

Le recours généralisé aux contrats temporaires a été introduit en 2004, sous l’égide du vice-président Papademos (en charge des RH) qui présidait la « Task Force » des vice-présidents concernant les ressources humaines, pendant le mandat du président Trichet. Jusqu’à cette date, les contrats permanents étaient accordés dès le départ, et les contrats temporaires étaient utilisés pour les besoins de remplacement. À partir de 2004, seuls des contrats à durée déterminée ont été accordés, qui pouvaient être soit convertibles en contrats permanents après 3 ou 5 ans, soit non convertibles du tout. La première raison officielle du passage à ce modèle était de conserver la capacité de l’organisation à ajuster la composition de son personnel en fonction de l’évolution des technologies et des besoins de l’entreprise. La deuxième raison était de simplifier la gestion de la stratégie de licenciement. En effet, par défaut, un contrat temporaire prend fin à l’échéance de son terme. Il n’est pas nécessaire de démontrer que le travailleur ne fournit pas le niveau de performance attendu (si tel est le motif allégué de résiliation), ni de passer par les tracas administratifs d’une procédure de sous-performance. En passant, il convient de signaler que ce modèle de contrat précaire s’étend également au domaine des promotions, où près de la moitié des promotions sont accordées sur une base temporaire – et éventuellement reconduites d’un exercice budgétaire à l’autre – même lorsque le travailleur a un contrat permanent.

Une fois introduits dans le cadre juridique de la BCE, les contrats temporaires ont développé une dynamique propre. L’un des principaux facteurs a été le soi-disant conflit d’intérêts des membres des conseils des gouverneurs de la BCE, qui décident à la fois du budget et des politiques de recrutement de la BCE, tout en dirigeant leur propre banque centrale. En tant que chef de leur banque centrale, ils sont en concurrence avec la BCE pour attirer les talents. Plus les conditions de la BCE sont bonnes, plus il leur est difficile de rester compétitifs. En outre, la centralisation des fonctions monétaires (et, plus tard, de surveillance) se fait également au détriment de leur propre périmètre et de leurs compétences. En un mot, plus la BCE se développe, plus les Banques centrales nationales (BCN) devront se rétrécir. Dès le début, les gouverneurs de la BCE ont donc été incités à réduire autant que possible la croissance de la BCE, en faisant usage de leur prérogative budgétaire et en imposant un plafond à la croissance des effectifs. Ce conflit est à l’origine de nombreux problèmes rencontrés par le personnel de la BCE, qu’il s’agisse du manque d’espace disponible ou du risque élevé d’épuisement professionnel (voir la lettre ouverte écrite par IPSO aux gouverneurs des BCN en 2015). Alors que les effectifs de la BCE étaient théoriquement plafonnés depuis 2004, les besoins n’ont cessé de croître, en particulier, mais pas seulement, à l’occasion de la crise financière de 2008. Par conséquent, l’un des moyens de financer ces besoins en personnel sans augmenter les effectifs a été de recourir à des contrats temporaires « hors bilan », qu’il s’agisse de personnel intérimaire, de contractants, de contrats à court terme, de contrats à durée limitée basés sur des projets, etc.

Impact de la précarité pour le personnel et l’organisation

Alors qu’un tel « modèle social » serait probablement en contradiction avec ce qui est légalement possible dans la plupart des États membres de l’UE, à la BCE, cela est rendu possible grâce à la nature extraterritoriale de l’organisation. Par défaut, le droit du travail de l’État membre d’accueil n’est pas applicable, et la BCE se voit accorder une prérogative législative lui permettant de définir son propre droit du travail. Celle-ci a une portée très large puisqu’elle couvre également le droit de la sécurité sociale ou les droits de représentation des travailleurs. Il est certain que le MEDEF français ou le COFINDUSTRIA italien apprécieraient de pouvoir devenir des législateurs du travail, sans avoir à faire face à une responsabilité électorale. Il y a cependant de bonnes raisons pour que cela ne soit pas possible dans une démocratie économique, l’ampleur et les conséquences de la précarité au sein de la BCE sont une bonne illustration des abus qu’une telle concentration de pouvoir peut générer.

En effet, si la précarité peut être perçue comme un bon système du point de vue de l’employeur, en raison du pouvoir élevé qu’elle confère à son personnel qui aura plus de mal à s’opposer à ses instructions et à ses exigences, elle présente un inconvénient certain pour les travailleurs. La possibilité d’être licencié même en cas de bonnes performances crée un niveau de stress qui explique en partie le risque relativement élevé d’épuisement professionnel à la BCE (environ un tiers du personnel). Les futures mères trouvent qu’il est très difficile de planifier leur grossesse, car le risque de voir leur contrat expirer pendant la période de congé de maternité ou de congé parental est assez sérieux – le contrat étant accordé à un autre travailleur qui sera disponible à ce moment-là. L’accès au crédit hypothécaire n’est donc pas non plus facilité.

Une référence spécifique doit être faite à nos collègues dont la fonction a été externalisée, car leur propre contrat dépend du succès de leur propre entreprise au régulier’ appel d’offres de leur fonction. Si leur entreprise perd l’appel d’offres, par exemple parce que les frais de personnel étaient trop élevés par rapport aux autres soumissionnaires, les collègues n’ont d’autre choix que d’être réemployés par l’entreprise gagnante, généralement au prix d’une renégociation de leurs conditions d’emploi et de salaire. De facto, l’externalisation est un moyen de contourner la protection accordée par le droit du travail et de placer la continuité de la relation de travail sur le terrain du droit des affaires, beaucoup moins protecteur des salariés. En conséquence de cette politique, un certain nombre de travailleurs affectés à des fonctions moins qualifiées ou moins attrayantes, telles que les services de restauration ou de nettoyage, sont laissés à l’écart des avantages normalement accordés à l’ensemble du personnel de la BCE. Comme on le sait, l’existence d’un grand nombre de contrats temporaires ne facilite pas le recrutement de membres par le syndicat, car les collègues vulnérables hésitent à adhérer au syndicat avant d’avoir atteint une sécurité d’emploi suffisante. Dans le même temps, le fait que différents collègues travaillent sous différents types de contrats crée intrinsèquement une division au sein du personnel, ce qui affaiblit encore la position de négociation du syndicat et renforce celle de l’employeur.

Dans l’ensemble, les difficultés rencontrées par les travailleurs temporaires se traduisent néanmoins par des difficultés opérationnelles pour l’employeur, car elles créent une situation où les incitations à révéler des erreurs ou à contester des décisions managériales erronées sont presque nulles. En fin de compte, la diversité de pensée de l’organisation est affectée, car le système encourage le manager à s’entourer de travailleurs qui ne le contrediront pas et ne penseront pas d’une autre manière. Un autre aspect du risque opérationnel est que les travailleurs sous contrat temporaire devront toujours penser à leur prochain emploi, ce qui crée une vulnérabilité pour l’organisation s’il y a plus de chance que ces perspectives viennent de l’extérieur.

 

La crise du COVID et la structure à court terme de notre « financement du capital humain »

La crise du COVID s’est avérée être une illustration très intéressante de cette vulnérabilité opérationnelle. En effet, le marché international de l’emploi a cessé de fonctionner en raison d’importantes restrictions de déplacement. La BCE a donc eu besoin de conserver son propre personnel, et il s’est accompagné d’un besoin correspondant pour les travailleurs temporaires de conserver leur emploi. La demande ne pouvait toutefois pas répondre à l’offre, car les règles internes de la BCE relatives à la rotation des contrats à court terme signifiaient que la BCE n’était pas légalement en mesure d’accorder des prolongations de contrat ! Outre le stress subi par les entreprises et les employés, cette situation a entraîné une modification (temporaire !) des règles afin que les contrats à court terme puissent être prolongés de quelques mois. En substance, et pour parler en termes économiques, la crise du COVID a révélé la vulnérabilité opérationnelle de la structure à court terme du capital humain de la BCE – exactement comme un gouvernement tel que l’Argentine est rendu vulnérable par la structure à court terme de son capital financier.

La réalisation d’IPSO pour améliorer les conditions de travail de nos collègues

IPSO, la branche de l’USF pour le personnel de la BCE, s’oppose aux pratiques de contrats précaires. Nous avons – et depuis de nombreuses années – investi beaucoup d’efforts pour améliorer la situation de nos collègues dans des positions vulnérables. Ces actions comprenaient diverses campagnes de communication publique dans les médias, des actions en justice et des actions collectives.

Nous avons également obtenu une audience spéciale au Parlement européen, axée sur les politiques de ressources humaines de la BCE, avec un accent particulier sur les contrats précaires. Finalement, nous avons pu obtenir la conversion de la plupart des contrats du personnel intérimaire en contrats permanents, et également obtenir de meilleures conditions pour nos collègues externalisés qui passent d’une entreprise à l’autre à chaque passation de marché.

Nous avons également supprimé les périodes d’essai dites répétées, qui interviennent à chaque fois qu’un nouveau contrat est accordé pour le même poste. Nous avons également obtenu des effectifs supplémentaires, ce qui s’est traduit par une augmentation de la proportion de collègues bénéficiant d’un contrat permanent ou convertible. Nous avons également pu obtenir l’amélioration d’un certain nombre de droits en matière de sécurité sociale, qu’il s’agisse du simple accès aux allocations de chômage ou du droit au congé de maternité (et à la couverture médicale du nouveau-né) pendant la période de chômage, une fois que le contrat temporaire a pris fin.

La BCE a également modifié la composition de son personnel en faveur des contrats dits « ESCB IO », c’est-à-dire des contrats temporaires accordés à des collègues détachés d’autres banques centrales ou d’organisations internationales, qui bénéficient au moins d’un contrat permanent dans leur organisation d’origine. La mise en œuvre de la directive européenne sur les contrats à durée déterminée, que nous avons également obtenue, s’est malheureusement révélée peu utile, car elle a essentiellement entraîné l’introduction d’une période de réflexion entre deux contrats temporaires – période de réflexion parfois exploitée pour réduire les avantages prévus dans le second contrat, au motif que le collègue était cette fois embauché localement s’il restait à Francfort en attendant l’arrivée du second contrat.

Le prochain combat

Au stade actuel, la BCE a pris conscience de l’inconvénient du modèle de contrat précaire. Comme la BCE doit s’appuyer sur une main-d’œuvre stable, il existe généralement un besoin commercial pour le gestionnaire de prolonger/convertir les employés qui travaillent à sa satisfaction, ce qui est le cas pour la plupart d’entre eux. Ce besoin entraîne donc des formalités administratives inutiles qui se heurtent également aux obligations de lancer une campagne officielle pour les postes vacants de plus d’un an – et de veiller à ce que les collègues puissent rester sans enfreindre les règles de recrutement.

En outre, la quasi-totalité des collègues sous contrat convertible sont finalement convertis (environ 97%), ce qui soulève un point d’interrogation sur l’intérêt du mécanisme de conversion, qui vient s’ajouter à la période probatoire. Enfin, le contrat à durée indéterminée est un élément clé de l’attractivité de l’employeur, qui peut être accordé sans frais et qui est souvent une nécessité lorsqu’on veut attirer une main-d’œuvre suffisamment diversifiée, y compris des experts expérimentés ayant des responsabilités familiales (éventuelles).

Il est donc probable que la BCE pourrait reconsidérer son modèle d’approvisionnement dans les prochaines années. Le seul inconvénient est qu’un tel changement pourrait se faire au prix d’un assouplissement des conditions de licenciement des collègues sous contrat permanent, ce qui est un souhait exprimé par certains managers comme contrepartie d’une telle évolution.

Du point de vue de la représentation du personnel, il faut donc faire très attention à ce qu’une éventuelle amélioration ne se transforme pas en une nouvelle détérioration certaine. IPSO/USF-Francfort a une très bonne expérience de la défense des intérêts des travailleurs de la BCE et s’engagera dans cette lutte avec beaucoup de détermination.

Carlos Bowles

A PROPOS DE L’AUTEUR

Carlos Bowles est le vice-président d’IPSO et l’ancien porte-parole du Comité du personnel de la Banque centrale européenne (2010-2018).