L’inflation, un “mot en I” et un fléau pour de nombreux économistes, banquiers et ministres des finances, est souvent utilisée comme alibi pour contenir et réduire les salaires en termes réels. S’il est indéniable qu’une inflation élevée peut avoir un impact déstabilisant sur l’économie et, en fin de compte, sur le marché de l’emploi, il n’est généralement pas prouvé que l’ajustement des salaires à l’inflation génère automatiquement une spirale inflationniste. Une inflation modérée, en revanche, peut être bénéfique pour l’économie , car elle constitue un rempart contre le risque de déflation, un mal encore plus grave. Une adaptation en souplesse des salaires à l’inflation pourrait être favorable au maintien de la stabilité dans les deux cas, car même si elle n’est pas toujours avantageuse pour la stabilité financière, elle peut au moins contribuer à la stabilité sociale et politique.
Ce bref essai n'a pas la prétention d'être un document académique. Il s'agit de quelques réflexions de base d'un représentant syndical/du personnel concernant les salaires et l'inflation.
Il s’agit d’une “adaptation salariale” et non d’une “augmentation salariale” !
Dans un monde où la communication est reine, le choix des mots est important. Combien de fois entendons-nous parler d’”augmentation de salaire” au lieu d’”ajustement de salaire” dans le contexte de l’inflation ? “Augmentation” et “ajustement” ne sont pas synonymes, “augmentation” implique une “croissance”, tandis que “ajustement” indique une adaptation à quelque chose. Le choix de l’un ou l’autre n’est pas anodin. Sans surprise, les employeurs ont tendance à dire “augmentation de salaire”. Cela déclenche une réaction épidermique chez le lecteur/auditeur inattentif, qu’il s’agisse d’un actionnaire, d’un dirigeant ou du grand public. Cette réaction est liée à la perception erronée que l’employeur fait des efforts particuliers et que les employés bénéficient d’avantages indus dans une situation (inflation) où la majorité des gens se serrent la ceinture. Dans le cas des organisations internationales, de nombreux politiciens nationaux sont désireux de saisir l’occasion d’obtenir davantage de votes populaires en s’attaquant aux fonctionnaires internationaux et à leurs institutions – une activité extrêmement populaire de nos jours.
Il est trompeur et étymologiquement absurde de parler d’”augmentation de salaire” au lieu d’”ajustement de salaire” dans le contexte de l’inflation. Comme chacun sait, le terme “salaire” vient du latin “salarium”, une allocation que les légionnaires recevaient pour acheter une certaine quantité de sel. En période d’inflation, la quantité de sel à laquelle ils avaient droit restait la même.
En d’autres termes, le “salarium” s’adaptait automatiquement à l’inflation (en supposant bien sûr que le prix du sel suive le panier de l’inflation). Les Romains de l’Antiquité étaient des gens très pragmatiques ! Deux mille ans se sont écoulés depuis, mais l’inflation existe toujours et restera présente à l’avenir. Depuis que le sens du mot salaire a évolué, il a perdu sa connotation initiale salée et est devenu un synonyme de salaire, qui est une somme d’argent payée pour une quantité spécifique de travail. Les termes salaire nominal et salaire réel ont été inventés.
Si l’expression “augmentation nominale du salaire” est techniquement correcte lorsqu’il s’agit de s’adapter à l’inflation, elle n’en reste pas moins trompeuse car elle est liée au qualificatif “nominal” qui a la fâcheuse tendance à disparaître dans les résumés ou les articles de journaux. En revanche, le “salaire réel” diminue la plupart du temps, au moins pendant une certaine période, lorsqu’il y a adaptation à l’inflation en raison des délais inhérents aux procédures d’adaptation. Alors, avec une pincée de sel, la prochaine fois que votre supérieur vous demandera de travailler plus parce que votre salaire (nominal) a augmenté pour s’adapter à l’inflation, dites-lui que vous travaillerez moins pour vous adapter à la baisse de votre salaire (réel) !
Non au mantra “L’adaptation des salaires est mauvaise pour l’inflation” !
Ce discours est si souvent répété qu’il a imprégné notre subconscient collectif. Il est facile à énoncer et encore plus facile à appliquer. Nul besoin de le démontrer ni de vérifier s’il s’applique à la situation spécifique, c’est une vérité qui va de soi. Ou bien est-ce le cas ? Certains économistes ne sont pas d’accord. [1]
Tout d’abord, les ajustements salariaux sont toujours retardés par rapport à l’inflation actuelle. En général, le retard peut aller de 6 mois à un an, le taux d’inflation utilisé pour calculer l’ajustement étant le taux d’inflation consolidé de l’année précédente (par exemple, la moyenne pondérée du taux d’inflation de certains pays de juillet à juin de l’année précédente dans la méthode de l’UE). En outre, en cas d’inflation élevée, il existe parfois des mécanismes (par exemple, la clause de modération) qui retardent encore l’ajustement. Il semblerait donc qu’en raison de ces retards, les ajustements salariaux en général ne peuvent pas être les moteurs de l’inflation. Ils peuvent toutefois avoir un effet indirect et secondaire sur l’inflation à long terme.
Deuxièmement, les effets des ajustements salariaux sur l’inflation et l’économie en général peuvent être très différents selon les circonstances. Si les principaux moteurs de l’inflation sont la demande globale ou la consommation excessive, l’impact des ajustements salariaux sur l’inflation est évidemment plus élevé que si les principaux moteurs sont des pénuries du côté de l’offre, des facteurs externes (guerre) ou des raisons liées à une pandémie, comme c’est le cas dans la poussée inflationniste actuelle. Il est important de toujours procéder à une analyse détaillée des causes de l’inflation, afin d’être en mesure d’évaluer les effets possibles des ajustements salariaux sur l’inflation. Dans certaines circonstances, comme celles que nous connaissons actuellement, des ajustements salariaux appropriés peuvent avoir un effet positif et stabilisateur sur l’inflation et l’économie.
[1] A. Alvarez et al. “Wage-price spirals: The historical evidence”, IMF Working Papers, 11 Nov 2022
L’importance d’une adaptation continue et harmonieuse des salaires
Une bonne méthode d’ajustement des salaires doit permettre un ajustement continu et sans rupture des salaires. Des modifications erratiques des salaires, avec de longues périodes d’absence d’ajustement suivies d’ajustements soudains, peuvent avoir tendance à introduire de l’instabilité dans l’économie et à générer des poussées d’inflation. En outre, après une longue période d’absence d’ajustements, les ajustements dus deviennent très importants et il pourrait être difficile de les faire accepter et voter par les organes directeurs des organisations.
Nous avons connu un problème similaire à l’Office européen des brevets à la fin de l’année dernière. Pour des raisons financières à court terme, certaines directions tentent de retarder les ajustements salariaux et de promouvoir des procédures d’ajustement salarial qui produisent des effets ralentisseurs. Il appartient à la représentation du personnel et aux syndicats de souligner l’importance d’une adaptation continue et harmonieuse des salaires dans l’intérêt des employés et de l’organisation. En cas de forte inflation, comme ce fut le cas en 2022, un ajustement intermédiaire permettra un processus d’ajustement plus progressif.
À la recherche de la stabilité
La stabilité financière et la limitation de l’inflation sont certes importantes, mais la stabilité sociale, syndicale et politique de nos démocraties l’est encore plus. Dans certaines circonstances, une adaptation adéquate des salaires peut contribuer à renforcer la stabilité.
Le principal objectif de nos institutions financières, en particulier celui de la Banque centrale européenne, est de maintenir les prix stables et de limiter l’inflation en dessous d’un certain seuil. Il semble toutefois que l’approche soit parfois trop stricte et mécanique, une attention trop grande étant accordée au respect de seuils arbitraires fixes (par exemple, le taux d’inflation de 2 % de la BCE). Ces seuils arbitraires devraient être interprétés comme des objectifs indicatifs, fondés sur l’expérience empirique, pour maintenir l’inflation à un niveau modéré. Une plus grande flexibilité devrait être autorisée en fonction des circonstances, en particulier dans des cas particuliers comme ceux des trois dernières années (COVID, guerre en Ukraine). Là encore, il convient de procéder à une évaluation appropriée et détaillée des causes de l’inflation avant (et au lieu) d’appliquer aveuglément les vieilles recettes connues et faciles, en particulier le blocage des salaires ou le report injustifié des ajustements salariaux. D’autres mécanismes peuvent être disponibles et plus appropriés pour rétablir la stabilité. Un ajustement salarial bien adapté aux circonstances peut contribuer à éviter les tendances à la récession ou à la déflation après une période (fortement) inflationniste.
Enfin, en tant que syndicats, nous devrions nous préoccuper de la stabilité du point de vue de l’employé. La stabilité est importante pour le bien-être du personnel, ce qui profitera également à l’organisation à long terme. Des ajustements salariaux appropriés en période d’inflation permettront au personnel de continuer à vivre comme prévu et d’éviter des situations financières inattendues et stressantes.
Solidarité avec les employés aux salaires les plus bas
“La solidarité est notre tasse de thé” est l’une des devises du SUEPO et la solidarité est certainement l’une des valeurs fondamentales de tous les syndicats.
Lorsque l’on parle d’adaptation des salaires à l’inflation, il ne faut pas oublier que l’impact de l’inflation est bien pire pour les employés et les travailleurs qui ont des salaires moins élevés. Si l’inflation touche tout le monde, les augmentations de prix des produits essentiels ont un impact disproportionné sur le personnel à bas salaires. Il est donc important de les soutenir et de mettre en place des mécanismes appropriés à cet égard. Une solution pour le personnel à bas salaires pourrait consister à réduire le délai entre l’inflation et l’ajustement de leur salaire ou à procéder à plusieurs ajustements intermédiaires au cours de l’année. Si l’inflation n’est pas alimentée par l’augmentation des prix des produits essentiels, le mécanisme proposé n’aura que des effets secondaires et marginaux sur l’inflation, si tant est qu’il en ait. D’autres mécanismes peuvent également être envisagés. En tout état de cause, la solidarité avec les employés dont les salaires sont inférieurs dans ces circonstances est un devoir moral qui passe avant les considérations financières, sauf si l’impact financier de cette solidarité a un effet déstabilisateur et délétère évident sur l’économie et, en fin de compte, sur le personnel lui-même.
Conclusion : une approche détaillée et cohérente
Il ressort de tout ce qui précède qu’il convient de suivre une approche intégrée, en tenant compte de tous les aspects pertinents. Tout d’abord, il convient de procéder à une analyse détaillée des causes de l’inflation, afin d’en identifier les principaux facteurs et d’agir en conséquence pour juguler l’inflation. Pas de mantras, pas de solutions apparemment faciles et uniformes. Deuxièmement, il convient de concevoir des procédures d’ajustement salarial qui soient justes, harmonieuses et continues dans le temps, afin d’éviter les évolutions aléatoires. Troisièmement, il faut garder la stabilité à l’esprit et se rappeler qu’elle ne se limite pas à la stabilité économique/financière, mais qu’elle englobe également la stabilité sociale, la stabilité du travail et la stabilité politique, sans oublier la stabilité et le bien-être des travailleurs. Enfin, n’oubliez pas la solidarité, qui nous est si chère et qui constitue l’épine dorsale de la société humaine.
L’approche doit être compréhensive, non seulement dans ses méthodes, mais aussi dans ses moyens et ses acteurs. Toutes les parties prenantes (États, UE, BCE, organisations/entreprises, représentation du personnel, syndicats) devraient avoir leur mot à dire, contribuer et coopérer. Ce n’est qu’ainsi qu’une solution réalisable et satisfaisante pour tous, en particulier pour les salariés, pourra être trouvée.
Roberto Righetti
A propos de l’auteur
Membre de Bureau Fédéral Union Syndicale Fédérale et Membre/Secrétaire de SUEPO The Hague