Cet article présente le point de vue d'un syndicat du personnel de la BCE sur la position de modération salariale de la BCE et sur la manière dont le risque perçu d’une spirale prix-salaires des pèse sur les décisions de politique monétaire et la gestion de l'inflation.
Il fait valoir qu’une telle position n’est pas étayée par les propres recherches de la BCE et révèle un parti pris contre les travailleurs, qui contribue à alimenter les inégalités. Au lieu de les rejeter, la BCE devrait reconnaître la valeur des négociations collectives, des mécanismes de participation des travailleurs et plus généralement de la démocratie au travail.
Le niveau élevé d’inflation atteint dans la zone euro en 2022 – 5 fois supérieur à l’objectif d’inflation de 2 % de la Banque centrale européenne – n’aurait jamais été jugé possible depuis la création de la BCE. Pourtant, elle est là, et tous les travailleurs européens paient un lourd tribut, avec des augmentations de salaires généralement bien inférieures à ce qui est nécessaire pour compenser la forte inflation (environ la moitié). Le personnel de la BCE est bien sûr touché, perdant environ 6 % de pouvoir d’achat au cours des deux dernières années, avec des effets collatéraux importants sur nos pensions[1] également.
[1] Les pensions du personnel de la BCE sont calculées sur la base des salaires antérieurs. Afin de prendre en compte l’inflation, ces salaires individuels ne sont pas réévalués par l’IPCH mais par l’ajustement général des salaires du personnel de la BCE. Par conséquent, une perte de pouvoir d’achat sur une année réduira la valeur de toutes les années acquises. Pour une carrière de 35 ans, une perte de pouvoir d’achat de 6 % en un an entraîne une réduction de la pension d’environ 5,4 % (et pas seulement 0,17 % = 6 %/35 comme on pourrait le penser intuitivement). Le prejudice est donc important.
Comment se fait-il que la BCE n’ait pas pu protéger son propre personnel de la forte inflation ? Tout d’abord, ce n’est pas un secret que l’inflation élevée n’a pas été anticipée par la BCE, qui a même déclaré publiquement qu’elle ne serait que temporaire – et a donc demandé à son personnel de faire preuve de patience. Un an après cet appel, l’inflation a encore augmenté pour atteindre 10 % et il est devenu évident que les pertes de pouvoir d’achat étaient non seulement substantielles mais aussi de nature plus permanente.
L’incapacité de la BCE à protéger son propre personnel contre l’inflation
Ne sommes-nous pas, cependant, censés être protégés par une méthodologie d’augmentation des salaires, comme tous les fonctionnaires européens ? Comme le diraient les Allemands, la réponse est “Jein” – une contraction de Oui et de Non. Nous disposons d’une méthodologie, la méthodologie dite de l’ajustement général des salaires (AGS), qui est basée sur l’augmentation moyenne des salaires de nos comparateurs – principalement les banques centrales nationales (BCN) de la zone euro qui possèdent la BCE. Mais cette méthodologie n’est pas suffisamment protectrice, car elle souffre de nombreux défauts dans sa conception et sa mise en œuvre. Les banques centrales nationales sont en concurrence avec la BCE sur les marchés du travail et sont donc placées en situation de conflit d’intérêts – plus le chiffre qu’elles rapportent pour l´ AGS est élevé, plus elles sont désavantagées lorsqu’elles recrutent des talents spécifiques qui hésitent entre une BCN ou la BCE.
Plus fondamentalement, la plupart des banques centrales de la zone euro ont tendance à diminuer leurs activités – une conséquence naturelle de la consolidation européenne. Cela signifie qu’elles n’ont pas de grandes incitations à bien traiter leur propre personnel. Contrairement à La Méthode utilisée par la Commission européenne, la méthodologie AGS est asymétrique (les résultats peuvent être réduits s’ils sont trop élevés, mais pas augmentés s’ils sont trop bas), quelque peu arbitraire (le critère de réduction – un résultat non conforme à la “modération” salariale – n’est pas défini) et elle ne prévoit pas de paiements rétroactifs (ce qui signifie que même lorsque l´AGS égalise l’inflation, le personnel de la BCE est néanmoins perdant car l’ajustement intervient avec un décalage).
En outre, nous sommes régulièrement confrontés à des problèmes de mise en œuvre qui vont parfois à contre-courant du bon sens. Par exemple, le salaire d’un comparateur (la Banque des règlements internationaux) est exprimé en francs suisses. On s’attendrait à ce que de tels chiffres soient convertis en euros pour calculer une augmentation moyenne en euros.
Mais la BCE a refusé de procéder à cette conversion, ce qui revient à mélanger les choux et les carottes. Cette erreur conceptuelle signifie que les salaires du personnel de la BCE sont inférieurs de 3% à ce qu’ils devraient être. Venant du prêteur en dernier ressort de la zone euro, une telle fausse note ne contribue pas à renforcer la confiance dans le système. En fait, dans une enquête récente menée par l’IPSO, 40 % des personnes interrogées ont déclaré avoir “peu” ou “pas du tout” confiance dans la direction de la BCE, et 34 % ont déclaré que la confiance n’était que “modérée”. Seuls 14 % des personnes interrogées ont fait état d’une “grande confiance”, un chiffre clairement très faible[1].
Jusqu’à présent, notre méthodologie AGS a pu plus ou moins suivre l’inflation sur le long terme, mais pas la croissance de la productivité (qui, selon la théorie économique, devrait également être saisie par la croissance des revenus). Le lien avec l’inflation se vérifie pour la période de faible inflation observée depuis la création de la BCE. Il n’est toutefois pas certain qu’il y ait un effet de rattrapage une fois la vague d’inflation passée (ce qui, selon les propres projections de la BCE, ne devrait pas se produire avant 2025). Pour l’instant, les travailleurs de la BCE perdent une quantité substantielle de pouvoir d’achat, et nous n’avons aucune garantie que l’année prochaine sera meilleure. C’est ce qui ressort de notre enquête susmentionnée, où 63% des personnes interrogées se sont préoccupés par la capacité de la BCE à protéger leur pouvoir d’achat. Cette observation montre incidemment que l’incapacité de la BCE à protéger son propre personnel contre le développement de l’inflation nuit inévitablement à la crédibilité de la BCE elle-même. Si le personnel de la BCE est préoccupé, pourquoi les citoyens européens ne le seraient-ils pas ?
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[1] Reuters, F. Canepa, Exclusive: ECB union says staff losing faith in leadership over inflation, pay, 18 January 2023
Inflation galopante et dissonance cognitive du personnel de la BCE
Pour le personnel de la BCE, cette situation crée néanmoins deux paradoxes : Premièrement, notre travail consistait à garder l’inflation sous contrôle, donc pourquoi devrions-nous être compensés alors que nous avons essentiellement échoué à remplir notre mission ? Deuxièmement, étant donné la position officielle de la BCE en faveur de la modération salariale pour minimiser le risque d’une boucle prix-salaires, ne devrions-nous pas nous comporter conformément à ce que nous prêchons et simplement accepter les pertes de pouvoir d’achat ?
Répondre à ces questions difficiles pour nous, en tant que syndicalistes de la BCE est à notre avis une bonne façon de se plonger dans le fond du problème.
Le dogme de l’anti-indexation : mythes et réalité
Commençons par la position de la BCE en matière de modération salariale. Elle s’accompagne généralement d’une inquiétude quant aux effets de second tour potentiels et au risque de déclencher une boucle salaires-prix. Elle s’accompagne également d’une position anti-indexation et d’un appel à la réduction de la négociation collective des travailleurs, afin de réduire le risque de croissance excessive des salaires.
Concernant d’abord les mécanismes d’indexation, la question est devenue un tabou. Que l’indexation cause des préjudices n’est pas quelque chose qui serait discutable. En toute honnêteté, ce point de vue n’est pas seulement partagé par les banquiers centraux mais aussi par de nombreux économistes. Depuis le choc pétrolier des années 70, l’opinion commune est que les mécanismes d’indexation ont contribué à une accélération automatique des salaires, entraînant ainsi une boucle prix-salaires qui n’a pu être stoppée qu’au prix de taux d’intérêt très élevés. Cette succession d’événements pourrait bien être historiquement vraie, mais elle ne devrait pas être une raison pour rejeter aveuglément un outil sans tenir compte de la fonction qu’il a été destiné à remplir.
En effet, il existe certains arguments économiques en faveur de l’indexation. Par exemple, un économiste de renom comme Milton Friedman soutenait l’indexation car il y voyait un mécanisme qui empêcherait les autorités monétaires de jouer avec l’illusion monétaire. Toutes les variables nominales s’ajustant automatiquement, seules les variables réelles compteraient. Dans un autre ordre d’idées, un avantage important de l’indexation est qu’elle a permis de réduire le niveau des conflits sociaux pour parvenir à la stabilité de la part du travail dans la valeur ajoutée, un résultat souhaitable d’un point de vue macroéconomique. Plus besoin de grèves annuelles pour que les salaires rattrapent l’inflation, la question est réglée automatiquement. En fait, de tels systèmes d’indexation ont parfaitement fonctionné après la seconde guerre mondiale et ont constitué la base d’un modèle de prospérité partagée jusque dans les années 1970. Par conséquent, si l’on décide maintenant de rejeter l’indexation comme mécanisme d’ajustement des salaires, il faut expliquer quel autre mécanisme devrait être utilisé pour remplir une fonction similaire, à savoir réaliser une répartition équilibrée de la valeur ajoutée entre le travail et le profit sans recourir à des conflits sociaux permanents.
Il faut toutefois admettre qu’un tel rattrapage automatique pourrait ne pas être possible à court terme, en raison d’un choc de prix externe altérant les termes de l’échange. Les prix plus élevés du pétrole doivent être financés par quelqu’un : soit les employés/consommateurs, soit l’entreprise via des marges bénéficiaires réduites, soit la génération future via l’intervention du gouvernement et la dette publique. Ce scénario n’est pas une surprise. Il avait déjà été prévu par Philips dans son article fondateur de 1958, qui a servi de base à la célèbre courbe de Philips. Pourtant, cela ne signifie pas qu’aucune indexation ne doive avoir lieu. Il est possible de modifier la formule d’indexation, par exemple en excluant les prix de l’énergie comme le pratique la Belgique. Une coordination au niveau national impliquant les représentants des employés et des employeurs pourrait avoir lieu pour négocier et convenir du degré équitable d’indexation à appliquer.
Revenons à la BCE elle-même, et contrairement à sa position anti-indexation, elle a en fait recours à un mécanisme d’indexation (l´AGS) et elle n’est pas prête à abandonner le principe selon lequel l’augmentation des salaires doit être fixée selon une méthodologie objective. Cette méthodologie a toutefois été décidée unilatéralement au lieu d’être négociée, ce qui explique pourquoi le résultat n’est pas si protecteur, alors que l’existence d’une méthodologie fournit une excuse facile à la BCE pour refuser la tenue de négociations.
En réalité, cinquante ans après le premier choc pétrolier, les mécanismes d’indexation restent très répandus dans l’économie de la zone euro, par exemple pour ajuster les salaires minimums ou pour orienter les négociations salariales. L’indexation est un outil utile pour toutes sortes de contrats, au-delà des contrats de travail. Tout propriétaire qui a oublié d’ajouter une clause d’indexation dans son contrat de location sait combien cette omission peut devenir coûteuse après quelques années, voire mettre en péril la valeur marchande de son bien. Laisser l’ajustement à une négociation annuelle avec le locataire signifie des conflits annuels à l’avenir. De même, des entreprises énergétiques qui auraient oublié d’ajouter une possibilité d’ajuster leur prix à la hausse en cas d’augmentation du coût des consommations seraient menacées par la faillite. Si l’on jette un regard honnête sur la plupart des contrats en vigueur dans l’économie, on se rend compte que l’indexation est toujours bien présente. Cela est dû au fait qu’elle remplit une fonction utile.
Le recul de la négociation collective par la BCE
Quoi qu’il en soit, en supposant que l’indexation ne soit pas la solution, il devrait y avoir un mécanisme permettant l’ajustement des salaires, sinon les salaires réels convergerons mécaniquement vers zéro. C’est là que les négociations entrent en jeu. Le problème de la négociation en tant que mécanisme de répartition de la valeur ajoutée entre les travailleurs et les détenteurs de capitaux est que son succès repose sur le pouvoir de négociation sous-jacent des travailleurs. À moins que les travailleurs ne soient confrontés à un employeur altruiste, les employeurs tenteront généralement de conserver une part aussi importante que possible de la valeur ajoutée. Par conséquent, pour s’assurer un pouvoir de négociation, les travailleurs doivent s’engager dans une certaine forme de conflits sociaux.
C’est à ce stade que la BCE est également intervenue. En interne, la BCE a clairement fait savoir à son personnel qu’elle rejette la négociation collective, même s’il s’agit d’un droit fondamental accordé par la Charte de l’UE (article 28). Sur le plan externe, la BCE a soutenu des politiques visant à réduire le pouvoir de négociation des syndicats, afin de faire baisser les exigences salariales : appel à la décentralisation de la négociation collective et appel à la réduction de la protection de l’emploi, tous inscrits dans l’agenda européen néolibéral des réformes structurelles.
À première vue, la négociation collective décentralisée peut sembler un meilleur moyen de garantir que les conditions salariales reflètent les contraintes de production locales. En y regardant de plus près, cela permet simplement aux conditions de travail de devenir un paramètre dans la concurrence entre les entreprises. Les entreprises offrant de meilleures conditions que les autres dans le même secteur industriel deviendraient moins compétitives et seraient amenées à disparaître ou à réduire leur taille. Les employés sont alors placés devant un arbitrage où ils doivent soit accepter une réduction de leurs conditions (et en particulier de leurs salaires), soit faire face au risque de perdre leur emploi. De la même manière, faciliter les licenciements réduit fortement le pouvoir de négociation des travailleurs – un effet connu depuis Karl Marx qui a signalé que la masse des chômeurs servait d’armée de réserve de travailleurs pour les employeurs, ajoutant une pression à la baisse sur les salaires. Ce concept a ensuite été formalisé par les économistes dans ce qu’on appelle le NAIRU ou NAWRU (taux de chômage qui n´accélère pas l’inflation oules salaires).
Dans l’ensemble, la position de la BCE déconseille à la fois l’indexation et la négociation collective. Dans ce contexte, les travailleurs sont condamnés à payer pour le choc externe des prix, sans même permettre une discussion collective sur un niveaux socialement équitable de partage de la charge.
Modération salariale et biais anti-salariés
Ce biais contre les salariés se manifeste mécaniquement dans la position de modération salariale. Très récemment, le vice-président de la BCE a appelé les syndicats à modérer leurs revendications salariales, qui ne doivent pas être excessives pour éviter une boucle prix-salaires[1]. En passant, il est intéressant de noter qu’une institution qui s’est vu attribuer des outils clairs pour contrôler l’inflation, en particulier le taux d’intérêt principal de refinancement, fait le choix clair d’aller au-delà de ces outils et d’entrer dans le domaine social afin d’instruire les partenaires sociaux de suivre une ligne de conduite particulière. Il convient également de souligner que ces recommandations ne s’adressent qu’à une seule partie, à savoir les représentants des travailleurs, alors que les comportements en matière de marges bénéficiaires, qui sont manifestement aussi un facteur d’inflation possible, ne sont même pas abordés.
En tout cas, une telle orientation vers la modération salariale ne s’accompagne pas d’une clarification de ce qui doit être considéré comme excessif et de ce qui ne doit pas l’être. S’il y a une demande salariale excessive, il doit y en avoir une non excessive, c’est-à-dire qui n’alimenterait pas une boucle prix-salaires et pourrait donc être accordée aux travailleurs. Un tel point de référence, qui devrait être fondé sur une évaluation sous-jacente par la BCE de la part optimale des salaires dans la valeur ajoutée, n’est toutefois pas fourni. Les orientations donnent donc l’impression que plus les augmentations salariales sont faibles, mieux ce sera pour la BCE. Or, la BCE travaille pour les citoyens européens, dont la plupart sont des travailleurs. Ils ont énormément souffert de l’inflation élevée et méritent que cette souffrance soit réduite autant que possible, en fonction des disponibilités économiques. Leur demandant de maximiser leur perte afin de minimiser le risque que la BCE manque son objectif d’inflation n’est pas la voie socialement optimale à suivre. En définitive, cela contribue à alimenter les inégalités sociales.
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[1] Agence France Press, “ECB warns unions against ‘excessive’ pay demands” (02/08/2023)
Le risque de la boucle prix-salaires n’est pas justifié par les recherches de la BCE
Pour en revenir aux preuves empiriques, selon les propres recherches de la BCE, aucun indicateur du marché du travail ne s’est avéré significatif en termes de projection de l’évolution de l’inflation[1]. En outre, selon ces mêmes recherches, l’évolution des salaires est, au mieux, un indicateur tardif ou coïncident de l’inflation, et ne la détermine donc pas. Dans un autre document ponctuel, d’autres chercheurs de la BCE affirment que “l’évolution du coût de la main-d’œuvre est un élément important dans la fixation des prix, mais empiriquement, jusqu’à présent, seul un lien ténu entre la croissance des salaires et la hausse des prix à la consommation a été documenté“[2]. Dans la même veine, citant le Bulletin de la BCE, “les effets de second tour ont joué un rôle majeur dans la transmission des chocs d’approvisionnement en pétrole à l’inflation dans les années 1970 et 1980, mais ils ont été largement absents en moyenne au cours de la période qui a suivi le lancement de l’euro”[3].
En outre, il est largement possible de permettre un rattrapage salarial sans déclencher une boucle prix-salaires, en fonction de la situation du marché du travail et de l’évolution de la productivité. Comme l’indique une recherche récemment publiée par le FMI : “une accélération des salaires nominaux n’est pas nécessairement le signe qu’une boucle prix-salaires s’installe”.[4]
En parlant de l’évolution actuelle (nous soulignons) : “Une accélération durable des prix-salaires est difficile à trouver lorsqu’on examine des épisodes similaires à celui d’aujourd’hui, où les salaires réels ont sensiblement baissé. Dans ces cas, les salaires nominaux ont eu tendance à rattraper l’inflation pour récupérer partiellement les pertes de salaires réels, et les taux de croissance ont eu tendance à se stabiliser à un niveau plus élevé qu’avant l’accélération initiale. Les taux de croissance des salaires sont finalement devenus cohérents avec l’inflation et les contraintes du marché du travail. Ce mécanisme ne semblait pas conduire à une dynamique d’accélération persistante pouvant être caractérisée comme une boucle prix-salaires.” En fait, la recherche de la BCE citée précédemment indiquait que ” le lien entre la croissance des salaires et l’inflation est plus fort en présence d´un choc de demande qu´en présence d´un choc d’offre”[5]. L’inflation haute actuelle étant alimentée par un choc d’offre, les conclusions des recherches effectuées par la BCE elle-même ne soutiennent pas l’opinion selon laquelle une boucle prix-salaires est à craindre.
Dans l’ensemble, un examen plus approfondi des preuves empiriques existantes, qu’il s’agisse des recherches de la BCE ou de celles du FMI, ne soutient pas la position de modération salariale. On peut même se demander pourquoi les communications officielles mettent autant l’accent sur ce risque, alors que les recherches de la BCE indiquent un message différent ?
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[1] Gabe J. de Bondt, Elke Hahn, Zivile Zekaite, ALICE: A new inflation monitoring tool , ECB Working paper 2175 September 2018
[2] Gerrit Koester, Eliza Lis, Christiane Nickel, Chiara Osbat, Frank Smets Understanding low inflation in the euro area from 2013 to 2019: cyclical and structural driversECB Occasional Paper Series No 280 / September 2021, Box 7 page 49
[3] “Wage share dynamics and second-round effects on inflation after energy price surges in the 1970s and today”, Prepared by Niccolò Battistini, Helen Grapow, Elke Hahn and Michel Soudan, Published as part of the ECB Economic Bulletin, Issue 5/2022.
[4] “Wage-price spirals: The historical evidence”, Alexandre Sollaci Evgenia Pugacheva Youyou Huang Niels-Jakob Hansen John Bluedorn Jorge Alvarez / 30 Nov 2022.
[5] Reference in footnote 5, page 49.
Approche dogmatique et erreurs de politique monétaire
En fait, on pourrait affirmer que la position de modération salariale a été à l’origine de certaines erreurs de politique monétaire. Par exemple, la BCE a décidé de relever son taux d’intérêt en juin 2008, par crainte que les effets de second tour ne se transforment en une spirale prix-salaires, deux mois seulement avant l’effondrement de Lehman Brothers et alors que l’Europe était confrontée au plus grand risque de déflation depuis les années 1930 ! Paradoxalement, la BCE ainsi que de nombreux économistes se sont interrogés sur la faible réaction des salaires à la croissance économique au cours de la dernière décennie. C’est ce qu’on a appelé le Étrangement, toutes sortes de facteurs potentiels ont été examinés[1], mais la déconstruction du pouvoir de négociation des syndicats n’a pas été sérieusement étudiée. Le rôle des syndicats est malheureusement un point aveugle de la recherche des banques centrales, même lorsque des études universitaires montrent qu’ils peuvent jouer un rôle économique utile, par exemple en garantissant que les travailleurs reçoivent un salaire d´efficience.
[1] Gerrit Koester, Eliza Lis, Christiane Nickel, Chiara Osbat, Frank Smets Understanding low inflation in the euro area from 2013 to 2019: cyclical and structural driversECB Occasional Paper Series No 280 / September 2021, Box 7 page 49
La participation des travailleurs, le contrat social européen et la performance économique
Admettons néanmoins qu’une boucle prix-salaires puisse être un risque réel. Comment alors peut-on s’opposer à l´existence de solides procédures de négociation et de participation des travailleurs ? En fait, le modèle allemand de Mitbestimmung a acquis une reconnaissance mondiale parce qu’il permet aux employeurs et aux employés de prendre des décisions communes qui assurent la prospérité des deux parties. Lorsque le président du comité d’entreprise a le pouvoir de licencier le PDG (comme cela s’est produit récemment pour Volkswagen), les travailleurs sont en mesure de faire des sacrifices à court terme parce qu’ils savent qu’ils auront la possibilité de récupérer leur perte à moyen terme. Malheureusement, selon notre propre expérience interne, la BCE est totalement opposée à de tels mécanismes de participation et plus généralement à la démocratie au travail. L’indépendance qui lui a été accordée par le traité est utilisée par la BCE pour s’écarter des normes du contrat social européen. La BCE rejette les mécanismes de négociation collective, de négociation ou de participation tels que les comités mixtes (comme ceux qui sont en place à la Commission européenne, par exemple). La BCE rejette également la validité des conventions de l’Organisation Internationale du Travail, arguant qu’elles ne sont contraignantes que pour les États membres de l’UE et que la BCE n’est pas un État membre. Le personnel de la BCE se retrouve donc face à un employeur tout-puissant, doté d’une compétence législative qui lui laisse très peu de chances de demander réparation devant les tribunaux[1]. Cela crée des difficultés opérationnelles, comme le fait de décourager les collègues de s’exprimer, ce qui peut avoir des effets dommageables potentiellement graves, y compris celui de manquer la prochaine crise.[2]
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[1] En effet, le rôle principal de la CJUE sera de déterminer si la BCE a respecté les règles qu’elle a elle-même décidées. Dans la pratique, 72% des actions en justice intentées contre la BCE sont perdues par le personnel de la BCE. Voir C. Bowles & J. Dufour, “Indépendance institutionnelle, concentration des pouvoirs et changements administratifs à la Banque Centrale Européenne”, Revue Française d’Administration Publique, 2021/4 N. 180 pages 1033 à 1056.
[2] Voir les notes d’intervention de l’auteur pour l’audition ECON qui a eu lieu le 26 octobre 2016. https://www.ipso.de/documents/2016-10-26(CBtoECON)EPhearing-CBspeakingnotes.pdf. Voir également le rapport de presse connexe Reuters, F. Canepa “ECB ‘groupthink’ raises risk of missing next crisis – staff representatives”, 26 octobre 2016 (disponible ici).
L´approche plus équilibrée suivie par la Commission Européenne
Il convient de souligner que la Commission européenne suit une approche plus équilibrée. Ainsi, dans l’édition 2022 de son Rapport Annuel sur le Marché du Travail et le Développement des Salaires en Europe, la Commission européenne tente d’évaluer dans quelle mesure il est possible de permettre un rattrapage des salaires sans déclencher une spirale prix-salaires. Il s’agit d’une attitude totalement différente de celle de la BCE, qui met en garde contre une croissance excessive des salaires sans même indiquer quelle croissance serait excessive et quelle croissance ne le serait pas. La Commission européenne essaie au moins de maximiser les revenus des travailleurs.
De même, la Commission européenne ne rejette pas la négociation collective et les syndicats comme le fait la BCE. Le rapport susmentionné contient un chapitre complet qui plaide en faveur de la promotion de la négociation collective, expliquant comment celle-ci peut contribuer à la protection des travailleurs et servir de mécanisme utile de coordination des salaires.
Syndicat du personnel de la BCE : être en désaccord avec la position de la BCE est un droit et parfois un devoir
Cette situation est malheureuse, mais elle nous aidera à répondre à la première question que nous avons posée : les dirigeants de la BCE et le syndicat du personnel de la BCE sont deux entités différentes. Le syndicat du personnel de la BCE n’est évidemment pas lié par les choix et les positions des dirigeants de la BCE. Plus encore, lorsque nous pensons que les choix faits concernant l’organisation de la BCE, les relations avec le personnel ou les questions syndicales sont erronés, notre devoir est de nous exprimer.
Selon nous, les travailleurs ne devraient pas être ceux qui paient intégralement le poids d´un choc exogène des prix. Un accord équitable doit être négocié au niveau de la BCE et à l’échelle européenne. C’est pourquoi nous appelons tous les travailleurs à intensifier leurs revendications salariales et, conformément à notre propre position, nous maintenons également que ce n’est pas aux salariés de la BCE de payer le prix des décisions prises par des dirigeants qui n’ont jamais pris soin de rechercher le consentement de leurs salariés sur ces questions.
Carlos Bowles
A propos de l’auteur
Carlos Bowles a rejoint la BCE en tant que prévisionniste macroéconomique en 2003. Il a obtenu son doctorat en économie à l’Institut Universitaire Européen de Florence. Il préside actuellement le comité du personnel de la BCE et occupe également la fonction de vice-président d’IPSO. Cet article est rédigé en sa capacité de représentant syndical.