Quand on est syndicaliste, on ne croit pas à la fatalité

Quand on est syndicaliste, on ne croit pas à la fatalité

Agora #91
12-16

L’avenir de l’Union européenne n’est pas sûr. Il n’est pas certain que les peuples acceptent la dissolution de leur identité nationale.

Nous sommes en 2024 et l’USF fête ses 50 ans. J’en suis membre, par l’intermédiaire de l’USB, depuis environ 30 ans, je lui ai consacré activement 15 ans de ma vie et j’en ai été présidente… si peu de temps au fond qu’il me serait difficile de prétendre avoir laissé une trace impérissable sur notre syndicat.

Comme présidente, j’ai tâché d’assurer dignement la succession de Giovanni Sergio, mon ami et mon mentor, qui fut le premier à me faire confiance parmi les « chefs » qui m’ont recrutée, qui m’a poussée vers la présidence et m’a soutenue ensuite, même de loin. Je ne peux évoquer ma présidence sans lui rendre hommage. Giovanni, entré comme simple « huissier », a parcouru toutes les catégories grâce au système des concours internes et à sa propre volonté ; sa grande culture, sa mémoire infaillible, sa bienveillance et son sens de la diplomatie ont été des atouts précieux pour notre syndicat, aussi bien face à l’administration que pour gérer les querelles internes qui ne manquent jamais de se produire dans une grande organisation aux antennes si diverses, et amener l’USF en formation groupée dans les négociations. Merci Giovanni.

On m’a demandé d’axer mon intervention sur le thème de l’égalité hommes-femmes : je dois à la vérité de dire que cela m’a dans un premier temps agacée : pourquoi supposer que je me sois particulièrement intéressée à la question – parce que je suis jusqu’ici la seule femme à avoir accédé à la présidence ? Eh bien non, je n’ai rien fait de spécial pour la cause des femmes.

Rien de délibéré du moins. Car à y bien penser, c’est je crois simplement mon parcours qui a pu faire évoluer l’attitude du syndicat vis-à-vis des cadres féminins, non seulement parce que j’avais peut-être le bon profil, mais aussi parce que c’était le bon moment.

On pourrait dire que j’ai débuté à l’US avec, aux yeux de ses principaux dirigeants, un double handicap : j’étais une femme et j’étais une ancienne traductrice. Dans un cas comme dans l’autre, j’étais donc un être un peu à part, trop… et pas assez… et recrutée, au départ, comme petite main au comité local du personnel. Mais l’époque était faite pour moi : le début des années 2000 fut en effet marqué, d’une part, par la montée du thème à la mode « égalité des chances » et, de l’autre, par la généralisation de l’anglais dans la communication interne des institutions, jusque-là très francophone. Je suis donc devenue très vite très utile pour traduire nos tracts et documents et pour assurer le quota « femmes » dans les négociations et rencontres diverses avec l’administration.

Si j’avais, à cette époque, consacré du temps et de l’énergie à protester contre « on prend Sylvie dans la délégation parce que c’est une femme », je ne crois pas que j’aurais pu progresser dans l’échelle syndicale. Avant d’entrer à la Commission, avant d’arriver à l’US j’avais déjà fait l’expérience de ce machisme ordinaire et résiduel qui consistait à regarder de haut, a priori, les quelques femmes évoluant dans un milieu professionnel essentiellement masculin. Je m’en suis tirée à chaque fois en montrant de quoi j’étais capable et en obtenant la reconnaissance de mes compétences. Ai-je eu de la chance ? oui, sans doute, la chance d’être prise à l’essai et de pouvoir me montrer à la hauteur. Le double handicap que je mentionne ne doit pas faire oublier qu’on m’a offert un détachement, et c’est bien cette décision de départ qui m’a permis d’arriver, finalement, à la présidence. Mais la suite dépendait de moi et je suis convaincue n’avoir eu ni plus ni moins de difficulté dans mon parcours que ne l’aurait éprouvé un homme.

Qu’on ne me fasse pas dire que le féminisme est un vain combat. C’est un combat dont les victoires ont été marquées de sacrifices et de souffrance. Mais il a commencé au milieu du XIXème siècle et on ne peut nier tous les progrès accomplis depuis, par d’autres que moi. Dans les institutions, j’ai rencontré quelques vieux croûtons résolument phallocrates au cours de ma carrière. J’ai aussi entendu des rumeurs sur les « promotions canapé » de certaines directrices générales, rumeurs qui démontraient un refus de croire que des femmes puissent réussir, tout comme les hommes, par leur mérite professionnel, leur carnet d’adresses ou leur aptitude à la servilité et à la corruption.

Mais au fond, l’évolution était déjà entamée quand je suis arrivée à la Commission et les institutions européennes ne sont pas aujourd’hui un environnement professionnel où il faut se battre pour être reconnue, ou en tout cas, pas plus qu’un homme. Dans les syndicats eux-mêmes, je n’étais pas la seule femme à parvenir à des rôles de responsabilité. N’oublions pas de rendre hommage à Arlette Grynberg qui fut présidente de l’USB bien avant mon arrivée, à une époque où c’était réellement exceptionnel. Même si je fus la seule femme présidente pendant mes années de mandat, la tendance démographique de nos institutions est en faveur d’un nombre grandissant de femmes motivées dans les syndicats.

Quand on me parle de féminisme et d’égalité hommes-femmes, je ne peux donc que penser à la présidente actuelle de la Commission : en voyant à la tête d’une grande institution une femme comme Mme van der Leyen, on peut dire que nos institutions ont achevé d’assurer cette égalité des chances, dans le meilleur comme dans le pire. De la même façon, je ne crois pas avoir fait de différence entre les hommes et les femmes avec qui j’ai travaillé au sein du syndicat, et j’en ai eu un retour qui me paraît équilibré : même proportion de réussites et de déceptions, même capacité pour certains à se dévouer au syndicat, pour d’autres à poursuivre des titres et à fuir le travail.

Ainsi, au cours de ma carrière syndicale, je me suis plus intéressée aux « petits » qu’à la cause des femmes. Ma motivation principale comme représentante du personnel était de lutter contre toutes les injustices, collectives et personnelles, de défendre ceux qui ne peuvent le faire eux-mêmes et de parler pour eux. J’ai commencé par travailler avec le personnel des crèches et garderies quand l’US était le seul syndicat à s’y intéresser. J’ai étudié le phénomène du harcèlement au travail, négocié une décision interne de la Commission sur ce dossier quand, il faut le dire, les dirigeants syndicaux de l’époque avaient tendance à considérer que c’était un faux problème, et je me suis formée comme personne de confiance pour aider les collègues qui se sentaient harcelés – avant que l’administration n’exclue du réseau les représentants du personnel sous de vagues prétextes, parce que trop enclins à « faire des vagues » …

Au sein de la structure fédérale, ce même désir de justice pour tous m’a conduite à m’intéresser à nos organisations plus « périphériques ». Au début des années 2000, tout se jouait à Bruxelles, je dirais même que tout se négociait à la Commission à Bruxelles. La section Commission était la plus importante à l’USB, la Commission était l’institution la plus représentée à l’USF, l’USF était le plus gros syndicat des institutions : la tentation était grande, comme USB-Commission-Bruxelles, de se prendre pour le sel de la terre syndicale, et beaucoup n’y ont pas résisté. Je ne prétends pas y avoir entièrement échappé, mais je prétends en avoir eu conscience et avoir œuvré, dans la mesure de mes moyens, à aider les « petits » de l’USF à se faire reconnaître et à faire prendre en compte les questions qui leur tenaient plus à cœur.

En poursuivant ce but, j’ai fait assurément quelques erreurs de parcours. J’ai soutenu ce que certains se plaisent à présenter comme une tentative de coup d’état raté à l’USB qui a conduit à la création des syndicats Unité syndicale au CESE et de U4U à la Commission. J’en regrette la méthode et les conséquences mais je persiste et signe sur ma motivation : il est indéniable que l’USB était à l’époque, à une exception près, dirigée par des syndicalistes compétents et rigoureux, mais fermés à tout courant de pensée divergent ; aux commandes du syndicat depuis longtemps, ils ont commis l’erreur de ne pas laisser à d’autres un espace d’idées et de débat, y compris le droit de se tromper. J’espère sincèrement que notre organisation bruxelloise est aujourd’hui plus ouverte.

J’ai beaucoup contribué à la création de l’USHU comme section USF représentant les délégations du service extérieur. Cette opération s’est elle aussi soldée par un échec pour l’USF puisque l’USHU est ensuite sortie de notre fédération mais je reste convaincue que la création d’une section spécifique était la chose à faire et que son départ de l’USF, dû à des querelles et des ambitions personnelles, aurait pu être évité. Si l’on veut adopter une perspective féministe, l’échec est encore plus cuisant puisque l’opération fut menée par une femme à qui j’avais fait confiance et qui a « trahi » l’USF : confirmation de l’égalité hommes-femmes dans leur capacité aux coups bas.

Je ne peux qu’espérer, tout particulièrement dans le contexte actuel de déroute sociale, que les dirigeants de l’USF, de l’USB, d’Unité syndicale et de l’USHU arrivent à se rapprocher et à s’unir dans le respect de leur autonomie et de leurs différences.

En tant que présidente, j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour aider à la création de l’USF-Luxembourg alors que le comportement de ce qui était alors l’US-Luxembourg devenait intolérable au sein de l’USF. Ce fut cette fois une réussite, et je n’en suis pas peu fière même si le plus gros de l’effort fut fourni, bien entendu, par les collègues de Luxembourg avec à leur tête Nicolas Mavraganis. Que Nicolas soit aujourd’hui président de l’USF est à mes yeux une preuve que notre syndicat a surmonté l’agaçante rivalité historique entre Bruxelles et Luxembourg.

Les petites sections du secteur Recherche connaissaient déjà quelques vicissitudes dès avant ma présidence en raison de la réduction progressive du personnel dans les centres de recherche et de la concurrence d’autres syndicats, et malheureusement l’USF ne pouvait rien contre ces facteurs extérieurs.

Enfin, j’ai tâché d’assurer le plus efficacement possible la liaison entre le « centre historique » de l’USF et sa « périphérie » : les agences et les organisations non communautaires.

Les organisations « autres » telles que le CDE et l’OEB avaient des sections syndicales suffisamment solides pour vivre de manière autonome : les « défendre » consistait davantage, en fait, à leur garder leur place au sein de l’USF. Du fait du « bruxello-centrisme » de l’USF, les réunions fédérales étaient trop souvent consacrées exclusivement aux dossiers communautaires centraux et cette situation fut à maintes reprises critiquée par des collègues qui doutaient de la valeur ajoutée d’un déplacement à Bruxelles ou ailleurs pour entendre parler de problèmes qu’ils estimaient ne pas les concerner. Je me suis efforcée de rétablir un certain équilibre dans les ordres du jour afin que toutes les organisations puissent se faire entendre et obtenir le soutien qu’elles demandaient.

Il n’a jamais été facile d’organiser une représentation syndicale dans les agences, où les directeurs ont une fâcheuse tendance à se croire de droit divin et où le personnel est fragilisé par la nature temporaire des contrats, à quelques exceptions historiques près. Ce n’est bien sûr pas un hasard si les dernières décennies ont vu se multiplier les agences, y compris ce nouveau type appelé « agences d’exécution » qui ne semble pas échapper aux dérives gestionnaires de leurs cousines plus âgées. Entre autres considérations, le fait de pouvoir y employer un personnel non-fonctionnaire est un avantage indéniable pour les responsables et un handicap majeur pour la lutte syndicale.

Pour les agences, des visites régulières de l’USF, une liaison étroite avec le centre sont indispensables à l’action syndicale que les sections locales n’ont pas forcément les moyens de mener seules. C’est ainsi qu’à la fin de mon mandat de présidente le bureau USF a décidé de nommer un « représentant spécial agences » dont la mission était d’assurer une communication plus suivie et un soutien plus efficace aux agences de régulation, les agences d’exécution devant logiquement trouver leur place et leur soutien naturels au sein même de l’USB. J’espère de tout cœur que celui ou celle qui occupe aujourd’hui la fonction peut se consacrer sans relâche à cette mission parfois ingrate, mais indispensable pour assurer la cohésion de notre fédération et une représentation syndicale vivante dans les organisations les plus compliquées sur ce plan.

Sylvie Jacobs (à gauche) lors de la réunion du Bureau fédéral à Florence en mars 2005

En résumé, mon bilan pour la cause des femmes ? Inexistant en dehors de mon action constante en faveur de l’égalité des chances pour tous. Je me permets ici d’exprimer mon inquiétude d’ancienne devant certaines dérives navrantes de la société qui consistent, à force de mettre en avant une (pseudo) cause particulière, à créer des clivages nouveaux entre les groupes humains comme si le fait d’accabler les anciens groupes dominants n’avait pas pour conséquence, au lieu de supprimer tout rapport de domination, de simplement inverser les rôles en pérennisant ce mode de fonctionnement social.

Je suis devenue présidente de l’USF à une période où les plus grandes batailles statutaires avaient déjà été livrées. Victoires et échecs étaient déjà acquis et il s’agissait de défendre le mieux possible une application correcte et humaine des règles. Je ne peux donc me targuer d’aucun fait d’armes remarquable et je considère que ma période d’activité syndicale la plus passionnante ne fut pas ma présidence, mais les années de grandes négociations antérieures.

Au cours de mes 4 ans à la tête de l’USF, un changement amorcé dès 2004 s’est fait sentir dans la représentation syndicale et le dialogue social. L’affaiblissement tragique de la représentation syndicale est bien sûr lié à divers facteurs et n’a fait que suivre l’évolution des luttes sociales nationales.

J’éviterai de me lancer dans une analyse des causes, chacun peut la faire à sa façon, mais je souhaite dire quelques mots de ma vision personnelle. L’atomisation de la société, où la glorification de l’individu ne sert, en somme, qu’à mieux l’assujettir au bon vouloir du patron en lui faisant miroiter une hypothétique réussite personnelle tout en oubliant la force de la solidarité, le démantèlement progressif des services publics symboles de la solidarité des nations, l’asservissement des politiques nationales et communautaires aux intérêts économiques de quelques individus, sont des facteurs décisifs dans la mort programmée du mouvement syndical. Les institutions européennes et les syndicats qui y officient n’échappent pas à cette évolution générale.

L’avenir de l’Union européenne n’est pas sûr. Il n’est pas certain que les peuples acceptent la dissolution de leur identité nationale et la perte de leur autonomie au profit d’une superstructure sans même l’apparence d’une démocratie, qui semble aujourd’hui entièrement vouée au commerce et à l’enrichissement des riches. Et les ressources humaines des institutions suivent la même courbe descendante que celles des services publics nationaux.

La question est de savoir si les syndicats ne pourront qu’accompagner cette descente aux enfers ou s’il se présentera un moment décisif où le mouvement s’inversera en faveur des luttes collectives. Je n’ai pas de réponse à cette question. Mais quand on est syndicaliste, on ne croit pas à la fatalité.

Evere, 10 février 2024

Sylvie Jacobs

A PROPOS DE L’AUTEUR

Président de l’USF 2009 – 2015