La vie des agents en délégations

La vie des agents en délégations

Agora #87
10-12

Alors certes, la vie en délégation présente des avantages pour celui qui aime le dépaysement et le changement .

La vie (pas si idyllique) des agents en délégations et le rôle du chef d’administration

Ah, la vie en délégation sous les Tropiques…étendu(e) sur un transat, au bord d’une piscine ou de la mer, les doigts de pieds en éventail, le soleil brillant, un verre à la main…

Une image idyllique qui semble ancrée dans l’esprits de nombreux collègues au siège. Et pourtant, combien de fois n’ai-je pas eu aussi cette réflexion mais tu n’es pas plus bronzée que ça en travaillant en Afrique ?  Et non, il est difficile de bronzer sous les néons des bureaux… Car oui, nous TRAVAILLONS en délégation.

Alors certes, la vie en délégation présente des avantages pour celui qui aime le dépaysement et le changement : de nouveaux horizons (cependant rarement semblables à celui des cartes postales) tous les trois à six ans, une solidarité entre collègues sans doute plus forte, de nouvelles rencontres, l’apprentissage de cultures différentes, une approche de terrain couplée à la possibilité d’agir concrètement…

Mais elle présente également de nombreuses difficultés qui demandent flexibilité, adaptabilité et résilience. Ainsi, vous constaterez qu’en délégation, la frontière entre vie professionnelle et vie privée devient très mince. Nous sommes souvent logés avec ou près de nos collègues et chefs dans des compounds afin de faciliter les rassemblements en cas de crise. La vie avec les collègues dépasse donc souvent la seule vie au bureau. Et il ne sera donc pas impossible que votre chef vous voie un jour en maillot de bain (certes cela signifie qu’il fait beau mais c’est aussi parce que les endroits où aller sont limités et vous serez donc inévitablement confrontés à tomber régulièrement sur vos collègues et partenaires de travail dans tous les endroits de vie habituels – salles de sport, piscines, restaurants, magasins…)

C’est apprendre à passer une soirée ou même un week-end sans eau et/ou électricité parce que le réseau public a planté et que vous n’avez pas toujours de back-up – ou que ce back-up a lui-même lâché – on est bien loin de la fiabilité d’approvisionnement connue en Europe. Nos enfants, d’ailleurs, ne réagissent même plus quand tout à coup on se retrouve dans le noir en plein milieu d’un film ou du repas.

C’est supporter les embouteillages des mégapoles africaines, sud-américaines et asiatiques où vous êtes littéralement prisonniers de votre moyen de transport (impossible d’ouvrir vos portières tant les voitures sont collées les unes aux autres – mieux vaut ne pas être claustrophobe) et la pollution de l’air qui en découle impacte votre santé.

C’est la crainte de connaître un problème de santé vu l’état des services sanitaires de ces beaux pays exotiques.

C’est savoir adapter ses choix à l’offre du marché plutôt que l’inverse : vous ne décidez pas ce que vous allez manger au soir, c’est l’offre du supermarché qui vous dictera votre repas – et son prix. Parfois, pour quand même vous faire plaisir ou gâter vos enfants, vous accepterez de payer un prix effarant pour certains produits (un ravier de fraises ou six yaourts de qualité douteuse à 15€-20€ ou une boîte de céréales à 10€-15€). Parfois, vous n’aurez pas le choix : le papier toilette ou produit lessive (connu) qui coûtent souvent les yeux de la tête dans des pays qui importent toutes leurs denrées. Et ceci en suivant le fameux ratio au plus ça prend de la place dans l’avion, au plus c’est cher.

En dehors de ces éléments liés au pays, la gestion par la Délégation d’un certain nombre d’aspects de votre vie peut rendre votre vie… infernale. Il faut notamment savoir qu’en délégation, plusieurs choix de vie, normalement privés, ne seront plus de votre seule volonté, notamment le logement. Selon une détermination établie par le siège pour laquelle vous n’aurez rien à dire :

  • Soit on vous appliquera le fameux article 23 (les amis en délégation comprendront… les autres, il faudra aller voir l’annexe 10 du statut) et on vous assignera une aire dans laquelle vous pourrez choisir votre logement, qui devra néanmoins encore passer certains contrôles de sécurité pour être validés et qui devra se situer sous un plafond de prix déterminé par le siège, parfois en dehors de toute rationalité.
  • Soit on vous appliquera le tout aussi fameux article 5 et on vous assignera d’office un logement dont la délégation sera officiellement locataire (en signant le bail pour vous), ne vous donnant dès lors aucun statut sur le contrat sauf celui d’« occupant/e »- ceci vous sera rappelé par le propriétaire chaque fois que vous voudrez discuter avec lui. Et là, vous comprendrez l’importance d’avoir un « bon » chef d’administration. Vous vous rendrez compte que ce sont ses standards qui guideront et deviendront désormais vos standards de vie ; que c’est de sa volonté et/ou de sa compétence que vous passerez ou non un bon séjour pour le temps de votre affectation. Si vous avez un chef d’administration avec des critères bas (ben oui c’est l’Afrique non ?) ; peu de volonté/force/compétence ; voire s’il est lui-même en situation de quasi burn-out, votre vie peut devenir un enfer…

Ceci se répercutera dans chacune des situations demandant l’intervention de l’administration, par exemple :

  • Votre déménagement: remboursements divers, procédures de dédouanement entièrement sous leur contrôle alors que c’est vous qui avez signé le contrat avec la société de déménagement (qui vous fera payer tout retard dû à ces procédures de dédouanement), préparation (ou non) du logement à votre arrivée, accueil à l’aéroport…
  • Les réparations nécessaires(dans un pays où la main d’œuvre qualifiée est rare et non facilement identifiable – Google ne vous aidera pas là-bas – et où les magasins de bricolage sont inexistants) : fuites ou « panne » d’eau, problèmes/pannes électriques, ventilateurs qui ne marchent pas dans des pays à 35-40 degrés …
  • L’installation de matériel de base: générateur, bâche à eau, moustiquaire dans les pays exposés à la malaria… et tout évènement fâcheux qui pourrait vous arriver (incident de sécurité, accident physique ou matériel…).

Bien sûr, des standards sont à priori fixés au niveau du siège mais si personne ne les contrôle (et personne – du siège – ne vient évidemment les contrôler dans chaque délégation), cela, revient à ne pas en avoir. L’autre recours sur place, le chef de délégation, dépend en fait de la personnalité de celui-ci (et de son intérêt pour les problèmes « privés » de son personnel). Il n’est hélas pas rare que celui-ci se désintéresse cependant fortement et se distancie de ces problèmes de ressources humaines et se contente de renvoyer vers son « pauvre » chef d’administration, dont c’est effectivement le travail.

La gestion des ressources humaines en délégation, bien plus complexe qu’au siège car englobant plus d’aspects, peut dès lors avoir des répercussions graves sur les individus (et du coup également sur le « rendement » de la délégation) si elle n’est pas bien (mieux) encadrée. En cas de mauvaise gestion, ceci peut aboutir à un sentiment de total abandon et de solitude, amplifié par l’éloignement vis-à-vis du siège: étant éloigné de Bruxelles, vous aurez énormément de mal à susciter la moindre compassion et réponse pour votre cas individuel, d’autant qu’on vous imagine toujours dans la position décrite en début d’article. Cela pousse un certain nombre d’agents à quitter leur « enfer » (en demandant une réaffectation si c’est possible, voire en démissionnant) et plonge d’autres collègues dans des états de détresse/burn-out/stress intense. En particulier, ceux qui sont dans des situations précaires craignent pour la poursuite de leur contrat (contrat à durée déterminée non encore reconduit, période de stage).

Ceci démontre l’importance de la position de chef d’administration et de toute la section « administrative » en général – notamment les collègues en charge des questions de logement et de protocole (dédouanement, statut diplomatique, visa d’entrée et de séjour pour le staff ainsi que leur famille, plaques de voiture). Elle semble cependant, à l’heure actuelle, considérée comme un poste de seconde zone. D’elle dépendent pourtant le bien-être de tous en délégation, le fonctionnement de celle-ci, et de manière indirecte mais évidente, l’ambiance de travail ainsi qu’ au final, la qualité du travail fourni par cette délégation.

Pour cela, il faudrait reconnaitre la difficulté extrême de ce poste qui demande d’énormes compétences humaines d’écoute, d’empathie et de flexibilité mais aussi une réelle force de caractère et la volonté de chercher et trouver des solutions pour le bien des collègues et non pas par facilité. Il faut notamment être capable de tenir tête à des fournisseurs/propriétaires/prestataires de services souvent sans scrupules ainsi qu’à des administrations nationales très lentes et souvent corrompues. Les pays où nous sommes envoyés sont en effet souvent peu organisés institutionnellement, la corruption sévit à tous les étages et c’est toujours, d’une certaine manière, la loi du plus fort (en tout cas du moins craintif) qui s’applique (y compris en justice, pour peu qu’on puisse appeler ça « justice »). C’est probablement difficile à comprendre pour celui qui n’a jamais quitté l’Europe en dehors des vacances mais l’Europe (l’Occident) fait figure de petit ilot sacré en matière de respect de règles de justice qui seraient démocratiquement adoptées. Ailleurs, c’est rarement le cas et il faut donc être capable de « taper sur la table » et de « tenir tête » pour obtenir certaines choses, ou au moins de ne pas se laisser « manger » complètement, ce que peu de chefs d’administration actuels semblent capables de faire.

En plus de ces compétences humaines indispensables, le chef d’administration devrait aussi avoir une connaissance poussée des règles, des procédures et du système, de manière à pouvoir rapidement donner des réponses claires et correctes aux collègues. Et ce, dans un esprit de recherche de solution répondant aux demandes/besoins/inquiétudes concrètes du collègue et non pas par facilité.

Ce genre de poste ne devrait donc sûrement pas être réservé à une catégorie de personnel mais ouvert à toutes les personnes prêtes à affronter de telles situations et ayant les compétences idoines évaluées avant le départ en délégation.

Vos retours sur cet article sont les bienvenus pour que ces expériences ne soient plus taboues et qu’elles permettent d’attaquer le problème de front en se rendant compte des difficultés que peuvent vivre les agents en délégation.

 

Quels moyens d’action ?

-Essayer de changer la vision du poste d’administrateur et de la section administrative dans les délégations en lui reconnaissant l’importance qu’elle mérite : en choisissant mieux les personnes appelées à remplir ce rôle, via des examens de connaissances mais aussi de force mentale, en ouvrant aussi plus largement le profil aux AD, AC… Ce qui peut avoir des implications budgétaires à analyser.

-Appuyer les agents en délégation en leur faisant connaitre plus largement les possibilités d’appui et de recours en cas de problèmes ou questions : qu’elles soient institutionnelles (médiateur, services précis du siège à contacter en cas de tel ou tel problème) et/ou syndicales, en clarifiant qui est responsable de quoi au siège vis-à-vis des agents de la Commission affectés aux Délégations (services du SEAE ou de la Commission).

Lima