L’équilibre entre justice et démocratie

L’équilibre entre justice et démocratie

Agora #92
4-9

C’est cet Etat de droit qui permet, dans une organisation démocratique, d’offrir des libertés à chacun, lesquelles trouvent leur limite là où commencent celles des autres

“L’équilibre entre justice et démocratie : une réflexion sur l’État de droit en pratique”

“La paix ne peut exister sans justice, la justice ne peut exister sans équité, l’équité ne peut exister sans développement, le développement ne peut exister sans démocratie, la démocratie ne peut exister sans le respect de l’identité et de la valeur des cultures et des peuples.” Rigoberta Menchú Tum

Dans le cadre de l’exercice de mon mandat de professeur invité à la He2B, j’ai le plaisir d’enseigner le droit à des étudiants en informatique. Vu leur parcours et les métiers auxquels ils se destinent, nous y abordons l’entrepreneuriat, le droit du travail, les réflexes en droit contractuel ou encore la protection des données. Cependant, avant de découvrir des branches du droit très pratiques, le programme inclut l’apprentissage d’un premier module obligatoire et consacré à l’Etat de droit. Chaque année, je les sens réticents à absorber et à étudier cette matière particulièrement indigeste. Aucun d’eux n’a une réelle idée de ce que cela peut bien signifier. Il me faut donc ruser et, ensemble, nous construisons une définition de notre société démocratique et de l’Etat de droit qui la façonne.

Je ne jetterai pas la pierre à mes étudiants. Je n’étais pas plus éclairée qu’eux au même âge sur ce que cette notion très théorique offrait en pratique, en dehors du seul principe des élections et du bénéfice du droit de voter. D’ailleurs, du haut de mes 21 ans, présentant mon examen de droit du travail en Master 1, le Professeur m’interrogeait : « Qu’est-ce que l’Etat de droit selon vous ? ». Je vous assure que l’étudiante que j’étais, qui avait eu la tête plongée dans ses syllabi depuis sa sortie de l’adolescence, à qui jamais le moindre cours de citoyenneté, de sociologie ou encore de politique n’avait été enseigné, a difficilement su comprendre quel était le lien avec le cours sur lequel elle était supposée se faire interroger. Une fois fini l’examen, j’ai naturellement facilement dirigé la critique et la raison de cet échec sur le Professeur, l’accusant d’être plus philosophe que juriste.

Durant les jours qui ont suivi, après avoir avalé la pilule et rassurée d’avoir tout de même réussi haut la main mon année, j’ai décidé de renverser cet échec et de le transformer en une force en prenant le temps de me pencher sur la question qui m’avait laissée l’air pantois. Et cela a été une révélation pour l’étudiante que j’étais. Alors que j’avais envisagé toutes les voies possibles au sortir de mes études (criminologue d’abord, notaire ensuite, fiscaliste enfin), cet été a été décisif pour ma carrière professionnelle. En fin de Master, je quitte la Belgique et je reviens le jour de mes 23 ans, décidée plus que jamais à devenir avocate et à me spécialiser en contentieux.

Certains s’interrogeront certainement sur la pertinence de ce propos par rapport au sujet phare de cet Agora : la démocratie au travail. Je leur répondrai qu’il y a mille manières d’aborder un tel article et que son contenu découle très certainement de la réponse que j’ai finalement réservée à la question posée par ce professeur et qui aujourd’hui plus que jamais, fait sens pour l’avocate que je suis devenue.

Après cet épisode universitaire clôturant mon cours de droit du travail, répondre favorablement à l’invitation de contribuer à ce numéro spécial était une évidence.

Mon premier réflexe a été de chercher la définition de « démocratie » pour m’inspirer. Le Larousse définit de trois manières cette notion, sa troisième composante est celle qui se rapproche le plus de la manière dont la plupart d’entre nous définit la démocratie au travail : « système de rapports établis à l’intérieur d’une institution, d’un groupe, etc., où il est tenu compte, aux divers niveaux hiérarchiques, des avis de ceux qui ont à exécuter les tâches commandées. »

Ensuite, je me suis tournée vers Curia et la jurisprudence de nos juridictions européennes. Rares sont les arrêts prononcés par le Tribunal ou la Cour de Justice de l’Union européenne, dans la matière de la fonction publique européenne, qui incluent la notion de démocratie. Sur le site du Tribunal administratif de l’Organisation internationale du travail, il est même impossible de trouver un jugement se référant à un tel mot-clé.

Alors que pourrait bien signifier cette notion ?

La démocratie au travail ne saurait signifier autant sur le lieu du travail que lorsqu’elle s’envisage à l’échelle d’une collectivité publique. En effet, exiger que la relation d’emploi soit la concrétisation d’une démocratie reviendrait à chambouler le rapport de force entre l’agent ou le fonctionnaire et l’institution. Le lien de subordination d’une occupation d’emploi empêche de considérer le travailleur et l’employeur sur un même pied d’égalité. Il existe toutefois des moyens de ramener un peu de démocratie au travail : droit de grève, liberté d’expression, processus électoral, consultation du personnel, respect des procédures de désignation d’un comité du personnel, procédure législative, … C’est donc par la collectivité que la démocratie s’exprime.

L’Etat de droit vise à définir les contours procéduraux et substantiels de l’exercice du pouvoir, qu’il soit législatif, exécutif ou judiciaire, devant inévitablement aussi limiter certaines des prérogatives qu’il comporte. L’Etat de droit est nécessaire, il est le pilier de notre société, il assure l’ordre et la sécurité, il préserve les libertés en imposant des obligations, il crée l’équilibre et façonne les interactions. Ainsi, au nom de l’Etat de droit, les principes démocratiques trouveront eux-mêmes leurs limites, surtout si la revendication se heurte à la hiérarchie des normes ou à la répartition de compétences entre autorités[1]. Pour autant, la démocratie est également protégée par l’Etat de droit qui la fait même progresser, car elle a sa place à tout niveau, dans tous les domaines du droit et aussi au travail. Ramenée au droit de la fonction publique, il s’agira, dans chaque cas d’espèce, de s’assurer que l’atteinte aux principes démocratiques n’est pas abusive en ce que celle-ci serait sans commune mesure avec l’avantage que s’attribue l’employeur.

Ma pratique juridique me confronte quotidiennement à des discours nuancés et à des idéologies qui, même si elles se rapprochent de certaines valeurs communes, diffèrent en raison de la richesse de cultures qu’offre la fonction publique européenne. Je constate que les personnes avec lesquelles je discute ne partagent jamais la même vision d’une même situation.

Alors que certains constateront du micro-management, se plaindront de management par la peur, percevront une décision comme arbitraire, qualifieront certaines promotions d’injustes, s’offusqueront de l’absence de consultation des représentants du personnel avant d’imposer une nouvelle règle, vivront ce qu’ils estiment être une coupure hiérarchique, subiront des représailles, ou encore estimeront leur liberté d’expression ou leur droit de représentation violés.

D’autres y verront un management inclusif ou encore paternaliste, une présomption de légalité, des encouragements à assumer de nouvelles responsabilités, une large marge d’appréciation de l’autorité, des réunions de management par lesquels les supérieurs assument leur rôle d’intermédiaires, des conflits interpersonnels, ou encore un encouragement à la déloyauté…

 

[1] C’est en ce sens que la Cour de Justice jugeait que la démocratie ne peut justifier de conférer à des partenaires sociaux un droit d’initiative législative contraignante pour la Commission et/ou le Conseil, Affaire C-928/19 P, ECLI:EU:C:2021:656.

Pour autant, la réalité n’est jamais évidente et convaincre que sa vision est celle qui se rapproche le plus des valeurs démocratiques n’est pas évident.

L’on pourrait penser de l’avocat qu’il doit être particulièrement schizophrène à défendre un jour une vision et le lendemain son contraire. Seulement, personnellement, ce n’est ni une vision ni une idéologie que je défends, c’est un Etat de droit. C’est cet Etat de droit qui permet, dans une organisation démocratique, d’offrir des libertés à chacun, lesquelles trouvent leur limite là où commencent celles des autres. Le droit existe pour offrir ces libertés dont la démocratie est à l’origine, tout en en constituant elle-même une. Le droit les met en œuvre. Le droit les contrôle également. Ces trois facettes d’un même prisme sont essentielles pour offrir un équilibre et répondre à ce que chacun définit comme étant équitable, comme représentant ce qui est « juste ».

Justice ? En quoi donc justice rimerait-t-elle avec démocratie ?

Car la justice clarifie l’importance que revête la démocratie au sein des agences et des institutions[1] et en précise les contours dans le cadre de la mise en œuvre de leurs prérogatives de législateur. C’est ainsi que l’avocat général Sir Gordon Slynn[2] rappelait à la Cour son rôle de garant de l’équité et de la démocratie dans le cadre de réformes statutaires tout en apostrophant qu’il ne revient pas au juge de l’Union d’imposer la procédure qui visera le mieux à l’assurer, ce dernier devant exclusivement s’assurer que le système choisi respecte les valeurs de l’Etat de droit que la Cour de Justice doit protéger.

La justice offre également de préserver la démocratie en contrôlant l’équilibre des droits et libertés respectifs (et réciproques) lorsque les institutions assument le rôle de pouvoir exécutif. C’est en se fondant sur les valeurs démocratiques que l’avocat général Dámaso Ruiz-Jarabo Colomer[3] rappellera que la liberté d’expression est un des piliers de cette démocratie. Mais parce qu’elle est à ce point importante, elle requière comme corollaire d’être soumise à des restrictions que les institutions sont en droit d’imposer au nom de la démocratie-même.

La Justice est, de plus, essentielle car elle permet de renforcer la démocratie par le droit. L’avocat général Tamara Ćapeta[4] est revenu le temps d’une affaire sur l’importance de l’Etat de droit dans le domaine de la fonction publique européenne, laquelle ne saurait s’affranchir d’une règle aussi importante que celle du principe de prévisibilité et de protection juridique. Sans prévisibilité, l’accès à la justice est réduit.

Et l’accès à la justice, à cette Justice garante de l’Etat de droit, est, en cette matière plus qu’en toutes autres, mis à mal trop souvent par le fait qu’il s’agit d’assurer le contrôle par les institutions du respect des droits de leur personnel dans la mise en œuvre d’une mission essentielle qui leur est conférée par les Traités.

 

[1] Cette notion vise toutes les entités de l’Union ou internationale qualifiées d’employeurs au sein de la fonction publique européenne et internationale.

[2] Affaire C-146/85, ECLI:EU:C:1987:264, au sujet de la modification d’un règlement électoral et de l’absence de respect du processus électoral.</sub<

[3] Affaire C-272/99 P, ECLI:EU:C:2000:579, la Cour se penchant sur un contexte disciplinaire.

[4] Affaire C-54/20 P, ECLI:EU:C:2021:1025, la Cour analysant sa compétence juridictionnelle.

A titre illustratif, je résumerai les reproches les plus fréquemment rapportés dans le cadre de consultations et qui sont une réalité du quotidien :

  • Accéder à l’information est plus que jamais difficile : pas de compilation de textes, par institution et par matière. Il suffirait pourtant pour chacune de compiler les textes (directives, décisions, guides, informations administratives, décisions à portée générale ou simples instructions) par chapitre du Statut et de les mettre à jour. A la Commission, il pourrait s’agir de donner aux avocats un droit d’accès (même limité) à l’IntraComm, de manière à assurer que le justiciable ne doive pas lui-même compiler les documents importants pour s’assurer que l’avocat consulté saura répondre à ses questions et qu’il pourra défendre son dossier. En faire de même pour ses agences exécutives ne serait pas non plus déraisonnable à solliciter.
  • Disposer des éléments pour inverser la charge de la preuve relève parfois de l’utopie : la présomption de légalité et la foi attachée aux actes et décisions des institutions sont trop souvent brandies par les institutions dont la protection est renforcée par les règles d’accès à l’information, sans compter la complexification générée par l’interprétation bien souvent trop restrictive des règles en matière de protection des données personnelles.
  • Le principe d’impartialité objective semble très souvent bafoué : l’autorité qui légifère sur des règles générales est parfois celle qui les met en œuvre et encore celle qui les contrôle au stade de la phase précontentieuse. Dans les petites agences, c’est souvent encore elle qui a le pouvoir de représentation en justice pour défendre la légalité de sa propre position.
  • L’accès à la justice devient un luxe que seuls les hauts gradés acceptent de s’offrir mais non pas sans concession : cette matière qui n’est pas enseignée à l’université, qui s’apprend par la pratique et qui se maîtrise avec le temps, n’est pratiquée au quotidien que par une poignée d’avocats qui s’y retrouvent dans les méandres du droit de la fonction publique européenne. Il leur faut jongler entre les droits individuels, le disciplinaire, le règlement financier, la mobilité, les évolutions de carrière, l’invalidité ou encore la couverture d’assurance et les pensions. Les procédures sont longues et pointilleuses, et, par conséquent, coûteuses. Mais surtout, outre ses propres frais d’assistance, l’agent ou le fonctionnaire prendra le risque de souffrir d’une condamnation au remboursement des frais de défense de son employeur. A ce coût financier s’ajoute une crainte constante qu’aucune mesure de rétorsion ne sera prise contre lui pour avoir osé revendiquer.

Quand l’une de ces situations se couple à une sensation d’apparence de préjugé et à une absence d’écoute de l’administration, elle génère un sentiment légitime d’injustice profond chez le travailleur qui peut très rapidement se transformer en une négativité impactant tant son moral que sa performance. Il ne sera pas difficile d’en conclure que ni le travailleur ni l’administration n’en sortiront gagnants.

Alors pourquoi faut-il encore consacrer, au premier quart du 21ème siècle, un Agora entier à réfléchir à cette notion qui devrait être déjà solidement ancrée dans notre société et au sein de nos administrations européennes ?

Car il est important de rappeler les valeurs défendues par notre Etat de droit et de se souvenir que la démocratie à toute sa place non seulement au sein de l’Union européenne mais aussi dans ses propres relations avec le personnel. Le Tribunal et la Cour se doivent encore, environ toutes les décennies, de mettre à jour les concepts et d’éclairer sur les rouages de la démocratie, et d’inviter à analyser cette notion en n’oubliant pas de l’inclure dans un Etat de droit qui, au nom de la démocratie, justifie aussi que cette dernière soit encadrée.

Il est également bon de prendre du recul, de rééquilibrer sa vision de la justice et de comprendre que la multiculturalité aussi riche puisse-t-elle être, créé également des frictions. Depuis le début de ma décennie de pratique de la matière, j’ai assisté à des batailles syndicales toujours nourries par la conviction ultime que les institutions devraient exiger d’elles-mêmes une rigueur dans l’application des valeurs qu’elles ont pour mission de voir déployer au sein des Etats membres. Transmettre par l’exemple, grandir par l’humilité, se renforcer par la cohésion. Je ne choquerai personne en indiquant qu’il y a bien sûr, au sein de nos institutions, de très bons élèves mais aussi de moins bons. Il est toutefois regrettable de devoir constater qu’au jour des présentes, certaines institutions publiques piétinent encore la démocratie avec une nonchalance et une assurance qui fait craindre le pire. Pas seulement pour leurs travailleurs, mais aussi pour l’équilibre sociétal, économique et global que l’Etat de droit permet d’assurer à plus grande échelle.

Avec l’aide des représentants du personnel et au travers de chacun de mes dossiers, j’ai à cœur de rétablir le dialogue, d’œuvrer de créativité pour convaincre de l’importance de la démocratie au travail. Je suis souvent accueillie favorablement par les interlocuteurs administratifs, je m’époumone de temps à autres, mais je ne désespère jamais. La démocratie signifie l’inclusion et l’intervention, la discussion et la négociation. Elle ne signifie pas exiger ou imposer. Nous avons tous à gagner à comprendre que la communication est la clé d’une relation d’emploi saine et fructueuse.

Un travailleur entendu est un travailleur qui se sent respecté, un travailleur qui se sent respecté est un travailleur heureux, qui est heureux est plus enclin à se montrer loyal et dévoué, qui est respecté et compris trouvera toujours les moyens de se rendre utile et performant. L’employeur a tout à gagner à comprendre son travailleur et à œuvrer avec lui à l’accomplissement de leur mission commune. Le législateur l’a même consacré à l’article 151 du Traité sur le fonctionnement de l’UE.

J’ai décidé d’embrasser ma carrière avec cette ambition de porter ces valeurs et de les faire respecter et je poursuivrai sur cette lancée aussi longtemps que je serai portée par cet Etat de droit.

Maître Nathalie de Montigny

A PROPOS DE L’AUTEUR

Nathalie de Montigny, spécialiste en droit de la fonction publique européenne. Elle conseille et assiste également ses clients en droit économique. En 2018, elle fonde son cabinet d’avocats LEXENTIA. Elle enseigne le droit européen à ses jeunes confrères au Barreau de Bruxelles et organise également différents cycles de conférence en droit national ou européen, au bénéfice du personnel des Institutions européennes.