Le défaut fondamental de gouvernance de la BCE
Pour répondre à cette question, il faut revenir au cœur de la gouvernance de la BCE. Si le traité de Maastricht a transféré la compétence en matière de politique monétaire à la Banque centrale européenne, il était assorti de conditions, à savoir que le contrôle de l’institution resterait entre les mains des banques centrales nationales (BCN) [1]. Chacune d’entre elles détiendrait en effet une part du capital de la Banque centrale européenne, ce qui leur conférerait un pouvoir de décision correspondant sur son budget et sa dotation en personnel. D’une certaine manière, cela se compare à une situation où l’entité centrale est contrôlée par ses filiales. Outre les six membres du directoire de la BCE, le conseil des gouverneurs de la BCE est composé des gouverneurs des banques centrales nationales dont les pays appartiennent à la zone euro. Alors que ces gouverneurs sont censés garder à l’esprit l’intérêt de la zone euro dans son ensemble – et donc celui de la BCE – ils sont de facto également chargés de défendre l’intérêt de leurs propres banques centrales ou pays. Et c’est là qu’intervient un conflit d’intérêts crucial : plus la BCE grandit, plus les banques centrales nationales diminuent. Dans le même ordre d’idées, les BCN sont en concurrence avec la BCE sur le marché du travail pour attirer et retenir les talents. Plus il y a de postes disponibles au niveau de la BCE, plus la concurrence est forte.
Globalement, ce conflit d’intérêts a abouti à une situation de manque d’effectifs important pour la BCE, qui s’est matérialisée par l’imposition d’un plafond d’effectifs par le président Trichet en 2004, fixé indépendamment des besoins opérationnels de la BCE. Ce plafond a été à l’origine de nombreux dysfonctionnements, car les besoins opérationnels n’ont cessé de croître, et plus encore lorsque la crise financière a éclaté en 2008. La BCE a donc dû trouver des moyens créatifs pour surmonter les limitations de ressources. L’une d’entre elles consistait à demander au personnel de la BCE d’effectuer des heures supplémentaires sur une base structurelle. Un autre moyen a été de procéder à des recrutements hors bilan, ce qui a entraîné une croissance exponentielle des formes d’emploi atypiques telles que les contrats temporaires, le personnel intérimaire et les consultants, ce qui a également eu un impact sur l’augmentation des risques psychosociaux.
L’IPSO a largement expliqué ces défauts de gouvernance et leurs conséquences dans une lettre ouverte adressée aux gouverneurs des BCN en mars 2015. La Cour des comptes européenne a également argumenté dans le même sens, lorsqu’elle a contesté le manque de personnel de la supervision bancaire dans son rapport de 2016 , et le suivi qu’elle a effectué en 2023 .
Il existe cependant un autre niveau de défaut de gouvernance qui a également contribué à la situation de sous-effectif. Il s’agit de la nature extraterritoriale de la BCE. En effet, la BCE n’est pas liée par le cadre juridique du pays d’accueil en ce qui concerne le droit du travail. Au contraire, la BCE s’est vu accorder un pouvoir législatif complet. Nous nous trouvons donc dans une situation où l’employeur est également le législateur. En outre, les législateurs (c’est-à-dire les gouverneurs des BCN) n’ont aucune responsabilité démocratique envers les citoyens qui seront liés par leurs décisions (c’est-à-dire le personnel de la BCE). Le personnel de la BCE ne peut pas mettre en minorité les législateurs, tout simplement parce qu’il n’est pas élu ! Les gouverneurs ne sont même pas disponibles pour s’entretenir avec les représentants du personnel de la BCE – et il n’existe aucune disposition prévoyant la tenue de réunions régulières entre les deux parties. En résumé, la BCE s’est vu accorder par le traité (rédigé par les gouverneurs des BCN) une carte joker qu’aucune fédération d’employeurs n’aurait jamais rêvé d’avoir en Europe. Cela signifie que, chaque fois qu’il est nécessaire d’équilibrer les intérêts contradictoires de l’employeur et des employés, le législateur prend par défaut le parti de l’employeur parce que le législateur et l’employeur sont le même organe. Sur cette base, de nombreuses caractéristiques du cadre juridique de la BCE n’englobent pas les protections dont bénéficient normalement les travailleurs au niveau national.
Ce défaut de gouvernance était particulièrement visible en ce qui concerne la gestion des heures supplémentaires. En effet, le personnel de la BCE était censé effectuer des heures supplémentaires sur une base structurelle, au-delà des heures de travail prévues dans leur contrat, et sans aucune forme de compensation. L’argument utilisé à l’époque était que les salaires du personnel de la BCE étaient “tout compris” [2]. Aucun système de mesure du temps n’était en place. Pour un membre du personnel désireux de contester cette situation, aucune disposition des règles applicables au personnel ne lui permettait d’introduire une réclamation dans le cadre d’un recours interne. La directive européenne sur le temps de travail était en principe contraignante pour la BCE, mais elle n’a pas été mise en œuvre. En tout état de cause, la directive réglementait le temps de travail au-delà de 48 heures par semaine en moyenne, mais restait muette sur l’obligation de compenser les heures supplémentaires effectuées entre les 40 heures hebdomadaires prévues dans nos contrats et les 48 heures à partir desquelles la directive entrait en vigueur.
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[1] Il convient de souligner que le traité de Maastricht a été préparé par les gouverneurs eux-mêmes, d’abord au sein du Comité des gouverneurs et ensuite au sein du Comité Delors. Si l’on examine l’histoire des statuts de la Banque centrale européenne, il n’est donc pas surprenant de constater que l’approche proposée était axée sur le maintien des pouvoirs de décision pour eux-mêmes. Il s’agissait peut-être à l’époque d’un problème nécessaire pour s’assurer de leur adhésion. Vingt-cinq ans plus tard, cette approche a montré ses limites car elle constitue essentiellement un frein au bon fonctionnement de notre institution européenne.
[2] C’est la phrase utilisée par Mme Tumpel-Gugerell, membre du Conseil exécutif en charge des ressources humaines entre 2003 et 2011.