Depuis des années, notre syndicat prévient que l'ubérisation va envahir le secteur public, même dans les domaines traditionnellement résistants à de tels changements.

L’uberisation s’immisce dans les services publics:
En 2019, notre syndicat a tiré la sonnette d’alarme sur la propagation de l’Uberisation – le passage à l’emploi flexible, de type gig – affectant non seulement les industries privées, mais aussi, à terme, les services publics. À l’époque, nous avions prévenu que cette tendance atteindrait inévitablement les institutions de l’UE, ce qui bouleverserait radicalement les relations de travail. Aujourd’hui, alors que les agents contractuels et les agents temporaires sont de plus en plus présents dans les administrations de l’UE, nos premières inquiétudes se sont avérées justifiées.
Le recours croissant à une main-d’œuvre flexible et à court terme en lieu et place des postes permanents de la fonction publique est un exemple clair de l’Uberisation du secteur public. Ce modèle, qui a déjà révolutionné des secteurs tels que les transports, l’hôtellerie et les services juridiques, s’infiltre désormais dans les organes administratifs et décisionnels de l’UE, créant une main-d’œuvre qui reflète l’« économie à la demande » à plusieurs reprises. Il est essentiel que les travailleurs et leurs représentants soient impliqués dès le départ dans la révolution numérique afin que les travailleurs puissent bénéficier d’une protection efficace contre ses conséquences, notamment en matière de santé.
Qu’est-ce que l’uberisation ?
Il est difficile d’en donner une définition car ce terme désigne une évolution en cours, dont les formes, les enjeux, les conséquences et même les domaines d’application sont encore très flous.
En 2016 déjà, un travail de fin d’études à l’Université Catholique de Louvain recensait et comparait sept définitions différentes, qui tentent de cerner l’uberisation selon cinq axes distincts (mise à disposition contre paiement de nos biens sous-utilisés, échange peer-to-peer, plateforme en ligne, attribution de notes, ruptures des schémas économiques traditionnels par l’innovation). Aucune des définitions ne reprenait les cinq axes et aucun des axes n’était présent dans toutes les définitions.
Un dictionnaire en ligne (lintern@ute) donne une définition assez générale :
«Uberisation désigne un modèle de commerce par lequel les professionnels et la clientèle sont mis en contact directement, voire instantanément, par l’usage de la technologie. Ce modèle a pour intérêt d’être beaucoup moins cher pour le client par rapport au modèle classique.»
C’est effectivement le modèle mis en place en 2009 par la société UberCab (devenue Uber en 2010) pour des services de transport. Moins de dix ans plus tard, ce modèle économique a envahi le monde entier et de nombreux secteurs de l’économie.
On le trouve dans l’hôtellerie (Airbnb, Booking.com), le transport de personnes (Uber, Blablacar, Drivy), les petits travaux de ménage, de rénovation, de dépannage (Lulu dans ma rue, Hellocasa, Mesdépanneurs, Amazon Home Services, …), le droit (Cma-Justice), voire dans la lutte antiterroriste pour des actions de type hackathon ou «incubateur à but non lucratif».
Si chacun d’entre nous peut avoir un intérêt à faire appel aux services de ces sociétés, la rupture avec l’activité économique traditionnelle qu’elles représentent pose de nombreuses questions et met en danger les entreprises des secteurs concernés, ainsi bien évidemment que leurs travailleurs.
La crainte connote d’ailleurs très fortement les termes «uberiser» ou «uberisation». Le publicitaire Maurice Lévy, dans une interview au quotidien britannique Financial Times indiquait : «Tout le monde commence à craindre de se faire uberiser. C’est l’idée qu’on se réveille soudainement en découvrant que son activité historique a disparu.».
À la base, l’uberisation fait référence à un modèle d’entreprise dans lequel les travailleurs sont traités comme des entrepreneurs indépendants plutôt que comme des employés, travaillant souvent à la demande et sans sécurité d’emploi ni avantages à long terme. Ce modèle permet aux employeurs d’embaucher de la main-d’œuvre en fonction des besoins, tandis que les travailleurs bénéficient (du moins en théorie) d’une plus grande flexibilité. Toutefois, la réalité est souvent marquée par l’absence de protection, l’instabilité de l’emploi et des avantages minimes.
Le terme lui-même, qui a été inventé après le modèle commercial popularisé par Uber, en est venu à signifier la perturbation des structures de travail traditionnelles dans divers secteurs. Comme l’a souligné notre syndicat en 2019, l’ubérisation n’était pas une simple tendance passagère, mais une menace croissante pour la stabilité de la main-d’œuvre dans les secteurs public et privé.

Un signal d’alarme de la part de notre syndicat
Depuis des années, notre syndicat prévient que l’ubérisation va envahir le secteur public, même dans les domaines traditionnellement résistants à de tels changements. Le phénomène a commencé à s’insinuer par le biais de l’externalisation et du travail contractuel, mais ces derniers temps, il est devenu plus explicite, car nous assistons à une augmentation du recours aux agents contractuels et aux agents temporaires au sein des institutions de l’UE. Ces rôles, souvent considérés comme des postes de décideurs politiques « à la demande », reflètent un modèle d’économie à la tâche qui exerce une pression sur les structures du personnel permanent et érode la sécurité de l’emploi.
Nos réserves n’étaient pas infondées. Lorsque l’UE a commencé à recourir de plus en plus à des travailleurs temporaires pour des projets spécifiques, nous savions que cela risquait d’éroder la planification à long terme, d’affaiblir la mémoire institutionnelle et de désavantager les travailleurs. Aujourd’hui, cette tendance devient de plus en plus évidente dans le fonctionnement quotidien des organes de l’UE, car de plus en plus de conseillers politiques et d’administrateurs sont recrutés sur la base de contrats à court terme plutôt qu’en tant que fonctionnaires permanents.
L’essor des agents temporaires et contractuels
Les institutions européennes se sont tournées vers une main-d’œuvre composée d’agents contractuels et d’agents temporaires pour remplir des fonctions essentielles telles que l’élaboration et la mise en œuvre des politiques. Ces travailleurs sont souvent recrutés pour effectuer des tâches spécifiques sans l’engagement à long terme exigé du personnel permanent. Bien que cela puisse être considéré comme une mesure d’économie, cela risque de nuire à la qualité et à la continuité des services publics.
Par exemple, plutôt que de s’appuyer sur des fonctionnaires permanents qui comprennent la trajectoire à long terme de la politique de l’UE, des agents temporaires sont embauchés pour des tâches spécifiques avec une date d’expiration. Cette tendance s’apparente à la façon dont Uber fait appel à des entrepreneurs indépendants plutôt qu’à des employés à temps plein, qui bénéficient d’une plus grande stabilité d’emploi et d’avantages sociaux.
Si ce modèle peut offrir une certaine flexibilité aux employeurs et un accès rapide à l’expertise, il soulève également de sérieuses inquiétudes quant à l’avenir du service public. Alors que de plus en plus d’agents contractuels et temporaires remplacent les employés permanents, nous risquons de créer un système de service public qui manque de continuité institutionnelle, réduit l’expertise politique à long terme et traite de plus en plus les travailleurs comme des ressources disposables et à court terme plutôt que comme des fonctionnaires appréciés.


La menace pour les droits des travailleurs et la qualité du service public
Le recours croissant aux contrats temporaires au sein des institutions européennes n’est pas seulement un changement administratif ; il a de profondes implications pour les droits des travailleurs. Les travailleurs qui occupent ces fonctions sont souvent confrontés à l’insécurité de l’emploi, à l’absence d’avantages sociaux et à une pression accrue de la charge de travail, sans bénéficier de la stabilité et des protections offertes aux fonctionnaires permanents. Cette tendance reflète directement l’ubérisation du travail, où les travailleurs sont considérés comme interchangeables et où leur rôle dans la structure organisationnelle plus large est minimisé.
En outre, la qualité du service public pourrait s’en ressentir, car les institutions dépendent de plus en plus d’un personnel temporaire qui n’a pas forcément l’engagement à long terme ou les connaissances institutionnelles nécessaires pour mener une politique cohérente et efficace.
L’impact croissant de la numérisation
Les développements technologiques et l’informatisation ou la numérisation d’une série d’activités ont eu un impact considérable sur le secteur public depuis de nombreuses années, avec des conséquences sur l’organisation du travail, l’équilibre entre la vie professionnelle et la vie familiale, et la santé physique et mentale des travailleurs.
En juin 2018, la FSESP a organisé, à Bruxelles, un séminaire sur divers aspects liés aux négociations collectives dans les Etats membres, et notamment le passage au numérique dans les services publics. Des chercheurs de l’Observatoire social européen ont présenté, à cette occasion, les résultats d’une étude réalisée à l’initiative de la FSESP et intitulée «Impact of digitalisation on job quality in public services» (Impact du passage au numérique sur la qualité de l’emploi dans les services publics).
Prenant en exemple deux secteurs (les soins à domicile et les services de l’emploi), les chercheurs mettent en évidence les conséquences pour les travailleurs du passage au numérique. Il convient tout d’abord de noter que la transformation numérique n’a pas touché les deux secteurs de la même façon : les services de l’emploi sont informatisés depuis longtemps et l’ensemble des activités y sont très largement dématérialisées alors que, dans les soins à domicile, seule la planification du travail a été récemment informatisée par l’introduction de smartphones ou de tablettes.
Dans les deux secteurs, les travailleurs ont ressenti une intensification du travail et un accroissement du rythme de travail ainsi qu’un contrôle accru sur leurs activités, avec un glissement progressif vers une gestion «orientée performances». L’exigence, réelle ou subjective, d’être connecté en permanence leur fait, en outre, considérer le droit à la déconnexion comme une protection nécessaire et bienvenue. En revanche, la plupart ne considèrent pas que le passage au numérique a eu une influence significative sur leur salaire ou sur leur protection sociale.
D’une manière générale, les travailleurs des services publics de l’emploi ressentent beaucoup plus fortement les conséquences du passage au numérique sur toutes les dimensions de leur emploi : le contenu même du travail est modifié et le travailleur n’en a plus la maîtrise, la séparation entre temps de travail et vie familiale s’estompe, les relations sociales avec le public ou les collègues s’amenuisent ou se standardisent et la fracture numérique creuse un fossé de plus en plus profond entre collègues selon qu’ils sont plus ou moins à l’aise avec les nouvelles technologies.
En ce qui concerne la santé, les travailleurs des deux secteurs estiment que la révolution numérique a ou pourrait avoir des incidences néfastes : problèmes de vue en raison du travail sur écran, troubles musculo-squelettiques – voire cardiovasculaires – liés à l’immobilité, fatigue, risque accru d’accidents de la route en raison de l’utilisation de plus en plus fréquente du téléphone ou de la tablette, … sans oublier le stress lié à la surcharge de travail et à la nécessité de répondre rapidement, que ce soit par téléphone ou par courrier électronique, au public, aux collègues et aux supérieurs. Ce stress entraîne une augmentation certaine des risques psycho-sociaux (dépression, burn-out).
Si la révolution numérique a ainsi des conséquences importantes sur le travail et les travailleurs, ces derniers admettent souvent que ces conséquences sont ignorées ou minimisées dans les négociations collectives ou dans les politiques publiques à quelque niveau de pouvoir que ce soit.
Les chercheurs recommandent :
– que les conséquences du passage au numérique sur la qualité du travail dans tous ses aspects soient intégrées horizontalement dans le cadre du dialogue social à tous les niveaux (interprofessionnel, sectoriel ou interne à l’entreprise) ;
– que les potentielles conséquences négatives de la transformation numérique soient prises en compte et fassent l’objet de réglementations protégeant les travailleurs ;
– que les autorités publiques (locales, régionales ou nationales) et les autres parties prenantes étudient plus en détails les conséquences de la révolution numérique dans tous les secteurs ;
– que cette approche intégrée permette que ni les usagers ni les travailleurs ne soient les victimes de l’inéluctable passage au numérique.
Au niveau européen, les conséquences de la transformation numérique devraient être intégrées dans une gouvernance qui ne se borne pas à viser la croissance économique et les gains de productivité, mais cherche également à protéger les travailleurs et les citoyens. Il convient que les structures du dialogue social soient, dès le début, parties prenantes de cette révolution. L’Union européenne et ses Etats membres doivent renforcer les droits existants, tels que le droit à la protection des données et les droits du travailleur, et en établir de nouveaux, notamment en ouvrant le débat sur le droit à la déconnexion, qui pourrait devenir un nouveau droit fondamental des travailleurs.
L’augmentation du nombre d’agents contractuels et temporaires est également liée à l’impact plus large de la numérisation au sein des institutions de l’UE. Alors que les services publics subissent des transformations numériques, les travailleurs sont confrontés à de nouveaux défis : une surveillance accrue, des mesures de performance basées sur des données et des frontières floues entre le travail et la vie personnelle. Ces pressions sont ressenties de la manière la plus aiguë par les agents temporaires, à qui l’on peut demander de travailler sous haute surveillance sans les mêmes structures de soutien ou protections que leurs homologues permanents.
L’évolution vers des outils et des plateformes numériques dans le service public ne fait qu’amplifier les risques d’ubérisation. En s’appuyant de plus en plus sur une main-d’œuvre temporaire et à la demande, l’UE risque de compromettre sa capacité à fournir des services publics équitables et de qualité à long terme.

Un appel pour des protections plus fortes pour les travailleurs
Alors que l’Uberisation continue de se répandre dans les institutions européennes, il est plus important que jamais pour les syndicats de plaider en faveur d’une meilleure protection des travailleurs. Notre syndicat se bat depuis longtemps pour un environnement de travail plus équitable au sein du secteur public, et le recours croissant aux agents temporaires souligne le besoin urgent d’une meilleure sécurité de l’emploi, de salaires plus justes et de meilleures conditions de travail pour tous les employés.
L’UE ne doit pas sacrifier la qualité du service public et le bien-être des travailleurs au nom de l’efficacité et de la réduction des coûts. Elle doit au contraire investir dans des travailleurs permanents et qualifiés, capables d’assurer la continuité, de protéger la mémoire institutionnelle et de défendre les valeurs du service public.
Conclusion : Protéger les travailleurs à l’ère de l’ubérisation
La prédiction que nous avions faite il y a plusieurs années concernant l’Uberisation dans le secteur public est malheureusement devenue une réalité. L’ubérisation n’est qu’un aspect de la révolution numérique à laquelle est confrontée la société dans son ensemble. Malgré la commodité offerte par Uber, Airbnb et Amazon, nous devons être conscients des conséquences potentiellement désastreuses de cette nouvelle économie sur les droits sociaux des travailleurs, qui devront concevoir et mettre en place de nouvelles formes de dialogue social et de protection sociale. Même dans le secteur public, où les droits sociaux sont mieux protégés, la révolution numérique a eu un impact négatif significatif sur la nature même du travail et sur le bien-être physique et psychologique des travailleurs, ce qui doit être pris en compte dans les structures de dialogue social existantes.
Alors que les institutions européennes se tournent de plus en plus vers les agents temporaires et les travailleurs contractuels pour occuper des postes clés, les risques pour les travailleurs et la qualité du service public deviennent de plus en plus évidents. Il est essentiel que nous continuions à nous battre pour les droits des travailleurs, que nous défendions les postes permanents et que nous fassions pression pour une plus grande protection face à ce nouveau modèle de travail.
La révolution numérique et l’ubérisation sont là pour de bon, mais il nous appartient de veiller à ce que les travailleurs ne soient pas laissés pour compte dans la course à l’efficacité et à la flexibilité. Ce n’est qu’au travers d’un dialogue social fort et de solides protections du travail que nous pourrons garantir que les services publics restent équitables, efficaces et accessibles à tous.

Félix GÉRADON
A PROPOS DE L’AUTEUR
Félix a été traducteur au Secrétariat Général du Conseil. Il a été de nombreuses années membre du Comité du Personnel et y a exercé différentes fonctions (secrétaire, vice-président, président) et a représenté le personnel dans plusieurs organes paritaires. Il a également été longtemps Secrétaire général adjoint de l’Union Syndicale Bruxelles. Retraité depuis 2019, il continue à participer activement à la vie de l’Union Syndicale en étant associé au Comité exécutif.