L’impartialité à l’épreuve de la précarité

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L’impartialité à l’épreuve de la précarité

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Agora #94
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Nous revenons sur un thème essentiel, non seulement pour les droits du personnel, mais aussi pour la crédibilité même des institutions de l’UE : l’impartialité.

Ces dernières années, la question de l’emploi précaire au sein des institutions de l’Union européenne a fait l’objet d’une attention de plus en plus marquée. Qu’il s’agisse d’agents contractuels, de personnel temporaire ou de consultants internes et externes, un pourcentage croissant de la main-d’œuvre de l’UE travaille dans des conditions d’incertitude, de sécurité de l’emploi limitée et de perspectives de carrière restreintes. Si la plupart des discussions autour de la précarité se concentrent à juste titre sur les vulnérabilités socio-économiques qu’elle engendre, une dimension tout aussi vitale – mais souvent négligée – est son impact sur le principe d’impartialité.

Souvent perçue comme une question technique ou procédurale, l’impartialité prend une tout autre dimension lorsqu’on la considère à la lumière de la précarité croissante qui touche de nombreux agents de l’Union — qu’ils soient contractuels, temporaires, ou fonctionnaires confrontés à un traitement inégal.

Dans cet article, nous revenons sur un thème essentiel, non seulement pour les droits du personnel, mais aussi pour la crédibilité même des institutions de l’UE : l’impartialité.

Comme le montrent clairement les affaires présentées dans ce numéro, l’impartialité n’est pas toujours garantie. Qu’il s’agisse de procédures disciplinaires, de systèmes d’évaluation ou de décisions d’invalidité, l’absence de garanties structurelles et les déséquilibres de pouvoir peuvent compromettre l’équité des processus internes. Et pour celles et ceux qui occupent une position plus vulnérable, les conséquences peuvent être particulièrement graves.

L’Union Syndicale a toujours soulevé ces questions, non seulement en termes juridiques, mais aussi en lien avec les expériences vécues par nos collègues. L’impartialité n’est pas simplement un principe inscrit dans la Charte des droits fondamentaux ou dans le Statut. Il s’agit d’une obligation concrète, d’une règle que les institutions se sont fixée et qu’elles doivent respecter avec cohérence et responsabilité.

La mise en évidence de ce thème permet aujourd’hui de rappeler opportunément aux institutions leurs propres engagements. L’État de droit, l’éthique et la transparence doivent s’appliquer de la même manière, quel que soit le type ou le statut du contrat. Dans une administration publique, l’impartialité ne doit jamais être traitée comme un privilège ; elle est, et doit rester, un pilier fondamental de la fonction publique européenne.

Les décisions juridiques examinées dans ce numéro mettent en lumière une vérité essentielle : la précarité dans les institutions européennes ne concerne pas seulement les contrats ou la sécurité de l’emploi – elle a un impact direct sur la manière dont la justice est rendue, dont les droits sont protégés et dont la confiance dans les systèmes internes est maintenue.

L’impartialité n’est pas séparée de la précarité. C’est l’un de ses indicateurs les plus clairs et les plus urgents.

L’impartialité et le Statut

L’article 11 du Statut prévoit que le « fonctionnaire doit s’acquitter de ses fonctions et régler sa conduite en ayant uniquement en vue les intérêts de l’Union. Il ne sollicite ni accepte aucune instruction d’aucun gouvernement, autorité, organisation ou personne extérieure à son institution. Il remplit les fonctions qui lui sont confiées de manière objective et impartiale et dans le respect de son devoir de loyauté envers l’Union. »

L’impartialité et la charte des droits fondamentaux

Par ailleurs, tout fonctionnaire peut aussi se référer à l’article 41 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après « la Charte ») car les institutions, organes et organismes de l’Union sont tenus de respecter le droit à une bonne administration figurant à l’article 41 de la Charte. Conformément au paragraphe 1 de cet article, toute personne a le droit de voir ses affaires traitées impartialement, […] par les institutions, organes et organismes de l’Union, y compris dans les domaines liés à la gestion du service public tels que le recrutement, l’évaluation, la promotion et les affaires disciplinaires du personnel.

Qu’est-ce que l’impartialité ?

L’impartialité est un principe d’application générale dans toutes les procédures administratives. La violation du principe d’impartialité est considérée comme une atteinte aux droits fondamentaux de la défense et peut mener à l’annulation de la décision administrative prise en violation de ce droit. L’impartialité s’applique à tous les domaines d’activité de l’administration européenne, y compris la gestion du personnel du service public.

La Cour de justice distingue deux manifestations du principe d’impartialité : d’une part l’impartialité subjective, qui signifie qu’aucun membre de l’institution concernée ne peut faire preuve de partialité ou de préjugés personnels et, d’autre part, l’impartialité objective, en ce sens que l’institution doit offrir des garanties suffisantes pour exclure toute suspicion légitime de l’existence de préjugés.

Comme la Cour l’a indiqué dans l’arrêt Wolff/Commission, il incombe aux institutions de se conformer à l’exigence d’impartialité dans ses deux composantes que sont l’impartialité subjective et l’impartialité objective. Si la Cour donne à la notion générale d’impartialité un contenu assez général et ouvert à interprétation dans sa jurisprudence, le Code européen de bonne conduite administrative du Médiateur européen cite des cas spécifiques et particulièrement graves de manque d’impartialité tels que des conflits d’intérêt causés par des raisons personnelles, familiales, politiques ou financières.

L’obligation d’impartialité imposée aux institutions, organes et organismes dans l’exercice de leurs fonctions vise à assurer l’égalité de traitement. Elle a en particulier pour objectif de prévenir tout conflit d’intérêt de la part des fonctionnaires et autres agents agissant au nom des institutions, organes et organismes. Compte tenu de l’importance fondamentale que revêtent l’indépendance et l’intégrité, tant pour le fonctionnement interne que pour l’image que donnent les institutions, l’exigence d’impartialité couvre tous les cas dans lesquels le fonctionnaire ou agent doit raisonnablement s’apercevoir que, du point de vue d’un tiers, la situation peut être de nature à porter atteinte à son indépendance.

Lorsque différents aspects d’une procédure susceptible d’aboutir à une décision faisant grief à une personne relèvent de la compétence de plusieurs institutions, organes ou organismes de l’UE, chacune de ces entités est tenue, pour l’aspect dont elle est responsable, de respecter l’obligation d’impartialité objective. Par conséquent, même si une seule d’entre elles a violé cette obligation, cette violation pourrait entacher d’irrégularité la décision adoptée par une autre entité à l’issue de la procédure.

Pour illustrer, dans les grandes lignes, cette notion, nous prendrons des exemples d’impartialité dans des procédures disciplinaires, des procédures d’invalidité et des procédures d’appel contre des rapports d’évaluation.

L’impartialité dans les procédures disciplinaires

La requérante dans l’affaire UZ/Parlement, une cheffe d’unité, a introduit un recours contre la décision de la rétrograder avec remise à zéro de ses points de mérite en vue de la promotion, à la suite d’accusations de harcèlement. Plusieurs de ses collègues avaient introduit une plainte à son encontre. Elle a contesté la sanction disciplinaire sur la base d’une violation de son droit à l’impartialité.

Une procédure disciplinaire comporte deux phases distinctes. La première phase est constituée par la tenue d’une enquête administrative impartiale, suivie de la rédaction d’un rapport d’enquête, et close, après que l’intéressé a été entendu sur les faits qui lui étaient reprochés, par des conclusions tirées dudit rapport. La seconde phase est constituée par la procédure disciplinaire proprement dite, engagée par l’AIPN sur la base de ce rapport d’enquête, et consiste soit en l’ouverture d’une procédure disciplinaire sans consultation du conseil de discipline, soit en la saisine dudit conseil, sur la base d’un rapport établi par l’AIPN en fonction des conclusions de l’enquête et des observations qu’a présentées la personne concernée à l’égard de celle-ci.

Le Tribunal a estimé dans ce cas qu’un des enquêteurs, au moment de sa nomination à cette fonction, avait déjà rencontré un des plaignants et pouvait déjà avoir une opinion négative de la requérante, ce qui est de nature à remettre en cause son impartialité objective. Le manque d’impartialité est une irrégularité procédurale qui ne peut justifier l’annulation d’un acte que si, en l’absence de cette irrégularité, la procédure aurait pu aboutir à un résultat différent. Mais il n’est pas nécessaire d’en apporter des preuves concrètes : selon le Tribunal, il ne peut être exclu que, si l’enquête administrative avait été conduite avec soin et impartialité, ladite enquête aurait pu entraîner une autre appréciation initiale des faits et, ainsi, déboucher sur des conséquences différentes.

Il est particulièrement difficile de remédier à une violation de l’impartialité objective car elle risque de mettre à mal la régularité de toute la procédure administrative. L’affaire Wolff/Commission portait sur le rôle d’un rapporteur dans un comité d’évaluation. Dans son arrêt, la Cour n’a pas cherché à savoir si la participation d’un expert avait influencé ou non la décision adoptée mais elle s’est bornée à conclure qu’il existait, sur son impartialité objective, un doute légitime qui ne pouvait être dissipé.

De même, dans l’affaire Kerstens/Commission, une enquête qui a abouti à une sanction disciplinaire de blâme avait été organisée sous la responsabilité d’une personne qui avait déjà connaissance des faits faisant l’objet de l’enquête avant le début de la procédure, ce qui soulevait des doutes légitimes sur l’impartialité objective de l’enquête.

L’impartialité dans les procédures d’invalidité

L’affaire McCoy portait sur les procédures décisionnelles d’une commission d’invalidité. Le requérant avait émis des doutes sur l’impartialité du médecin désigné par l’institution. Ces doutes étaient fondés sur le fait que ce médecin s’était déjà prononcé défavorablement à son égard lors d’une réunion de la commission d’invalidité intervenue alors qu’aucun examen médical, et encore moins un examen médical « approfondi » n’avait pu être effectué. En outre, l’institution n’avait pas, dans cette affaire, consulté le dossier médical et les avis des trois médecins qui faisaient partie de la commission d’invalidité afin d’avoir une vision plus complète du dossier. La décision de l’institution (fondée sur les conclusions de la commission d’invalidité) refusant de reconnaître l’origine professionnelle de la maladie du requérant a été annulée par le Tribunal.

L’impartialité dans les procédures d’appel contre un rapport d’évaluation

Dans l’affaire Pethke/EUIPO, le Tribunal a examiné la question de savoir si un supérieur constituait un organe de recours impartial pour la révision du rapport de notation d’un membre du personnel, alors que ce supérieur avait déjà contribué de manière décisive, en tant que notateur, à la rédaction dudit rapport de notation. La connaissance préalable des faits ne rend pas de facto une personne partiale. Ainsi, les notateurs ne doivent pas être considérés comme partiaux et non-objectifs du simple fait que, en tant que supérieurs, ils participent aux activités professionnelles de leur équipe. Au contraire, c’est cette participation même qui leur permet d’évaluer le plus correctement possible les activités de leurs collaborateurs.

Dans le cas présent, toutefois, l’ancien supérieur du requérant (pendant les trois-quarts de la période de notation) avait rédigé l’évaluation pour cette période. Le fait qu’il lui appartienne à nouveau de statuer dans le cadre de la procédure interne d’appel a soulevé des doutes sur son impartialité en tant que notateur d’appel. Le Tribunal a conclu que l’obligation d’impartialité constituait une garantie fondamentale qui doit être respectée, sauf à vider de sa substance le droit pour le requérant d’obtenir un véritable réexamen de son rapport. C’est un rappel important pour le fonctionnement des institutions : une procédure interne d’appel contre un rapport d’évaluation peut contribuer à l’impartialité de l’évaluation et, dès lors, prévenir les litiges.

D’une manière plus générale, dans l’affaire CJ/ECDC, la Cour a indiqué que l’évaluation d’appel ne pouvait être confiée à un subordonné de l’évaluateur. L’agent qui conteste son rapport d’évaluation doit avoir l’assurance qu’un véritable réexamen sera effectué, ce qui suppose que l’évaluateur d’appel puisse apprécier librement le bienfondé de la réclamation de l’agent et, le cas échéant, y faire droit en remettant en cause l’appréciation de l’évaluateur. Il est permis de douter que ce soit le cas d’un évaluateur d’appel qui est le subordonné de l’évaluateur et qui, de ce fait, est lui-même évalué par ce dernier.

L’impartialité, découlant de la Charte, s’impose également au personnel

Régulièrement, la Cour fonde le droit à une procédure impartiale à la fois sur l’obligation faite aux fonctionnaires d’agir de manière impartiale (article 11, premier alinéa, du Statut) et sur le droit fondamental à une bonne administration consacré à l’article 41 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Cette construction est particulièrement importante car elle entraîne une obligation de la part du supérieur hiérarchique envers son subordonné, détenteur du droit. Le supérieur est tenu à l’impartialité et le subordonné peut se prévaloir de ce droit découlant de la Charte bien qu’il s’agisse d’un litige administratif interne.

Garanties procédurales et marge d’appréciation

Ainsi qu’il a été mentionné au début de cette lettre d’information, l’impartialité d’une procédure est un des droits fondamentaux de la défense. La grande marge d’appréciation dont disposent les institutions dans de larges pans du droit de la fonction publique doit être compensée par une observation scrupuleuse des règles régissant la procédure en question (cf. arrêts dans l’affaire T-92/01, Girardot / Commission, point 24 et dans l’affaire T-336/02, Christensen / Commission, point 38). La jurisprudence indique que, dans les cas où une institution de l’Union dispose d’un large pouvoir d’appréciation, le respect des garanties procédurales conférées par l’ordre juridique de l’Union revêt une importance d’autant plus fondamentale. (affaire C-269/90, Technische Universität München, point 14). Parmi ces garanties figurent, notamment, l’obligation pour l’institution d’examiner, avec soin et impartialité, tous les éléments pertinents du cas d’espèce. En d’autres termes, dans les domaines administratifs où existe une large marge d’appréciation, une éventuelle violation des règles procédurales (qui comprennent l’impartialité) fait l’objet d’un examen particulièrement attentif de la part du juge de l’Union.

Félix GÉRADON

A PROPOS DE L’AUTEUR

Félix a été traducteur au Secrétariat Général du Conseil. Il a été de nombreuses années membre du Comité du Personnel et y a exercé différentes fonctions (secrétaire, vice-président, président) et a représenté le personnel dans plusieurs organes paritaires. Il a également été longtemps Secrétaire général adjoint de l’Union Syndicale Bruxelles. Retraité depuis 2019, il continue à participer activement à la vie de l’Union Syndicale en étant associé au Comité exécutif.