Le dialogue social, un impératif démocratique

Le dialogue social, un impératif démocratique

Agora #95
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Le Parlement européen doit veiller à ce que ses pratiques internes reflètent les valeurs qu'il défend avec tant de vigueur sur la scène internationale.

Le dialogue social : un impératif démocratique, mais le Parlement européen tient-il ses promesses ?

Depuis sa création, le Parlement européen n’a cessé de plaider en faveur d’un rôle plus important des partenaires sociaux dans l’élaboration de la gouvernance économique. Les députés européens ont exhorté la Commission européenne et les États membres à aller au-delà d’une consultation symbolique et à apporter un soutien concret à un dialogue social authentique et structuré.

Dans une résolution[1]  adoptée en décembre 2021, le Parlement a appelé toutes les parties prenantes, y compris les gouvernements, les employeurs et les syndicats, à s’engager à atteindre une couverture de 90 % des négociations collectives dans l’ensemble de l’UE d’ici 2030. Cet objectif ambitieux souligne la conviction du Parlement que le dialogue social n’est pas seulement un exercice procédural, mais un impératif démocratique.

Au fil des ans, les députés européens ont souligné qu’un dialogue constructif entre les partenaires sociaux était essentiel pour élaborer des politiques du travail équitables, gérer les transitions professionnelles et garantir que les citoyens aient véritablement leur mot à dire dans les décisions qui déterminent leur avenir économique.

Le Parlement a favorablement accueilli la recommandation[2] du Conseil de 2023  sur le renforcement du dialogue social, qui invite instamment les États membres à améliorer les cadres de négociation collective, à investir dans le renforcement des capacités des partenaires sociaux et à intégrer le dialogue dans les stratégies nationales de relance et de résilience.

La position du Parlement sur le dialogue social s’aligne sur la déclaration de Val Duchesse de 2024[3] de la Commission européenne, qui a posé les bases de la signature, en mars 2025, du Pacte pour le dialogue social européen[4].

Pour le Parlement, le dialogue social ne semble pas être une simple formalité administrative, mais plutôt un pilier démocratique essentiel pour élaborer des politiques du travail équitables, gérer les transitions et garantir la participation des citoyens à la gouvernance économique.

Cela soulève toutefois une question urgente : dans quelle mesure la Maison de la démocratie européenne respecte-t-elle ces principes en son siège ?

La réponse est aussi crue que la réalité qu’elle reflète. Malgré son plaidoyer virulent, le Parlement lui-même, dans ses relations de travail internes, ne respecte pas les normes qu’il défend. Le contraste entre la rhétorique et la pratique invite à l’examen minutieux et, peut-être, à un moment d’introspection.

 

[1] Résolution du Parlement européen du 16 décembre 2021 sur la démocratie au travail: un cadre européen pour les droits de participation des travailleurs et la révision de la directive sur le comité d’entreprise européen (2021/2005(INI))
[2] RECOMMANDATION DU CONSEIL du 12 juin 2023 relative au renforcement du dialogue social dans l’Union européenne (C/2023/1389)
[3] Document du Conseil ST 5687/24
[4] Un pacte commun pour renforcer le dialogue social en Europe signé le 5 Mars 2025

Le dialogue social au Parlement européen en tant qu’employeur est, dans la pratique, quasi inexistant.

Et ce, malgré les efforts louables de l’actuelle présidente Roberta Metsola, qui a relancé les négociations sur un nouvel accord-cadre entre l’institution et ses syndicats, aboutissant à la signature d’un nouveau texte en septembre 2024 (l’accord-cadre), et malgré sa volonté sincère de respecter ses dispositions. D’une part, l’accord-cadre marque un tournant historique : pour la première fois, les syndicats représentatifs se sont vu accorder des ressources humaines minimales pour soutenir leur travail. D’autre part, il représente un recul majeur : il établit un seuil minimum de représentativité syndicale pondérée – mesurée par les résultats électoraux – comme condition préalable à l’engagement du processus dit de « concertation » entre les syndicats et l’institution. Avant la signature de l’accord, tout syndicat avait le droit de déclencher ce processus, ce qui permettait un engagement plus immédiat et plus inclusif.

La mise en œuvre de l’accord-cadre s’est avérée encore plus difficile, soulevant des questions quant à la volonté de l’administration de traduire la bonne volonté politique en changements opérationnels.

Cela s’explique en grande partie par le remplacement, dans les relations de travail au sein du Parlement européen, des syndicats par le comité du personnel, un organe consultatif dont le rôle est fondamentalement différent. Le comité du personnel n’a pas de pouvoir contraignant et ses fonctions statutaires ne comprennent pas la négociation collective ni la négociation formelle.

Dans la pratique, les propositions visant à modifier les conditions de travail du personnel du Parlement européen sont systématiquement transmises au comité du personnel pour consultation. Or, ce processus est loin de constituer un véritable dialogue social. Il n’y a pas de négociation structurée, ni d’échange significatif avec les syndicats représentatifs. Il ne s’agit que d’une formalité procédurale : consultation de nom, exclusion dans les faits. En conséquence, les mécanismes permettant une représentation significative des travailleurs et un dialogue structuré sont considérablement affaiblis.

Le blocage provient clairement de la multitude de syndicats opérant au sein du Parlement européen. Depuis l’entrée en vigueur de l’accord-cadre, ces groupements fragmentés ont systématiquement résisté aux efforts visant à lancer des négociations collectives. Malgré l’intention de l’accord de renforcer le dialogue social, l’opposition interne a bloqué tout progrès significatif, laissant la promesse de négociations sans suite.

Seuls l’Union Syndicale Parlement Européen (USPE) – membre de l’Union Syndicale Fédérale et un autre syndicat, PluraList, ont jusqu’à présent lancé des initiatives de négociation collective dans le cadre du nouvel accord-cadre. Cependant, ces deux organisations n’atteignent pas le niveau pondéré requis. Tous les autres syndicats renoncent volontairement à leur propre compétence en s’opposant à ces initiatives.

Il s’agit en effet d’une question déroutante : pourquoi les syndicats accepteraient-ils de voir leur rôle affaibli dans l’élaboration des décisions institutionnelles relatives à la politique du personnel ? La réponse, bien que décourageante, est remarquablement simple. L’administration, qui tire clairement profit de ce déséquilibre, a stratégiquement alloué des ressources généreuses au Comité du personnel, tout en n’accordant qu’un soutien minimal aux syndicats. Ce déséquilibre a profité de manière disproportionnée aux factions qui ont maintenu une alliance dominante au sein du Comité du personnel, un arrangement qui est resté pratiquement intact pendant près de six ans. Ces groupes ont activement privé de ressources les syndicats les plus virulents sur les questions liées au personnel, affaiblissant ainsi le pluralisme dans la représentation.

Contrairement aux groupes politiques du Parlement européen, qui fonctionnent selon des règles claires en matière d’allocation proportionnelle des ressources, son comité du personnel n’est soumis à aucun cadre de ce type. Cela a permis aux petites factions de s’unir et de marginaliser les syndicats plus importants et plus représentatifs, les privant ainsi de leur proportion équitable d’espaces de bureau, de détachements et de budgets de mission, c’est-à-dire les ressources mêmes qui permettent à une organisation de fonctionner.

Le résultat ? Un système tendancieux où l’influence ne s’acquiert pas par la représentation, mais par des alliances stratégiques. Ceux qui occupent confortablement leur siège au comité du personnel ne semblent guère intéressés par un véritable dialogue social. Ils se contentent plutôt d’un rôle passif et consultatif au sein du comité du personnel, ce qui affaiblit et dilue les principes fondamentaux de la représentation des travailleurs.

L’arrangement actuel est indéniablement confortable pour l’administration du Parlement, qui peut fonctionner avec la quasi-certitude que ses propositions relatives au personnel ne seront pas contestées de manière effective. En continuant à privilégier le comité du personnel, tant en termes de visibilité que de ressources, l’administration garantit un processus consultatif passif tout en laissant les syndicats en marge.

Cette situation contraste fortement avec la lettre et l’esprit de la recommandation du Conseil de 2023, si vivement saluée par le Parlement, qui exige que « l’existence de représentants élus des travailleurs ne soit pas utilisée pour affaiblir les positions des syndicats concernés ou de leurs représentants ».

Les conséquences sont évidentes. Prenons l’exemple de l’USPE, le syndicat le plus représentatif du Parlement : malgré l’entrée en vigueur de l’accord-cadre, nous avons attendu près d’un an avant d’obtenir des bureaux à Bruxelles. Pendant ce temps, nos représentants syndicaux ont été contraints de rencontrer leurs collègues dans les couloirs et de rédiger des documents sur les tables basses des espaces publics, une situation indigne qui en dit long sur les priorités institutionnelles.

L’administration du Parlement européen a choisi de ne dialoguer qu’avec un groupe de syndicats soigneusement sélectionnés, excluant notamment le plus représentatif d’entre eux. Cette approche sélective est évidente dans la structure des réunions régulières entre le comité du personnel et la direction générale du personnel (communément appelée « comité de contact »), qui ne se tiennent qu’en présence des syndicats triés sur le volet par le bureau du comité du personnel. Curieusement – ou peut-être pas –, ce même groupe de syndicats a systématiquement fait obstruction à toute proposition visant à lancer le processus de concertation, bloquant ainsi tout dialogue constructif.

Les représentants des syndicats exclus ne siègent dans aucun comité ou organe interne ou interinstitutionnel, et ils se voient systématiquement refuser la possibilité de participer aux jurys des concours internes, ce qui signifie en pratique que ces derniers sont monopolisés par les petits groupes qui constituent la majorité au sein du comité du personnel.

Alors que le Parlement européen cherche à maintenir sa réputation de champion mondial du dialogue social, des questions urgentes subsistent quant à la manière dont il peut renforcer sa crédibilité et son engagement en faveur de la représentation démocratique au sein même de son institution.

Les fondations du progrès ont déjà été posées. Sous la direction de la présidente Metsola, un nouvel accord-cadre a été conclu avec succès, marquant une avancée significative dans la reconnaissance officielle des syndicats au sein du Parlement. Bien que cet accord ne soit pas sans défauts, notamment en ce qui concerne le seuil élevé requis pour lancer un processus de concertation, un point fortement contesté par l’USPE lors des négociations, il représente néanmoins une avancée significative.

Des mesures concrètes doivent être prises pour corriger le déséquilibre entre les syndicats et le Comité du personnel, dont la domination a progressivement érodé le rôle des syndicats dans le dialogue institutionnel.

Il appartient désormais à l’administration de dépasser sa position de non-ingérence dans les affaires du comité du personnel et d’assumer activement la responsabilité de lutter contre les pratiques antidémocratiques au sein de cet organe. Des règles concrètes doivent être établies afin de garantir que les résultats électoraux – sur lesquels repose la représentativité syndicale – se reflètent fidèlement dans la répartition des responsabilités et des ressources au sein du comité du personnel. Ce n’est qu’ainsi que les syndicats pourront fonctionner avec la légitimité et les capacités dont ils ont besoin.

Le déséquilibre persistant dans la représentation du personnel et la marginalisation des syndicats ne sont pas des préoccupations secondaires : ils touchent au cœur même de l’identité et de la mission du Parlement. Il est essentiel de garantir un traitement équitable et un engagement réel envers les représentants du personnel afin de défendre les valeurs que l’institution défend si ardemment.

Le Parlement européen doit veiller à ce que ses pratiques internes reflètent les valeurs qu’il défend avec tant de vigueur sur la scène internationale. Sa crédibilité en tant que champion du dialogue social dépend non seulement de son action de sensibilisation à l’extérieur, mais aussi de l’intégrité démocratique de ses pratiques internes.

Si seulement le nouveau secrétaire général pouvait s’attaquer à cette question urgente avec la même vigueur et la même détermination dont il a fait preuve pour faire avancer les réformes structurelles de l’institution…

Les employés qui entrent dans les institutions européennes se retrouvent dans un système où ils n’ont aucun pouvoir de négociation direct sur leurs conditions de travail, tant actuelles que futures. Les changements sont mis en œuvre de manière unilatérale par le biais de décrets internes, ce qui rend le personnel dépendant uniquement du pouvoir de négociation collective des syndicats. Leur refuser ce mécanisme essentiel, au sein même de l’institution qui symbolise la démocratie européenne et promeut le dialogue social dans le monde entier, est non seulement injuste, mais aussi profondément contradictoire.

Urszula MOJKOWSKA

A PROPOS DE L’AUTEUR

Urszula Mojkowska est présidente de l’Union Syndicale Parlement Européen. Elle est avocate et spécialisée en droit civil, droit du travail, droit pénal et droit international. Elle est fonctionnaire européenne depuis 2004.